IRRC No. 910

Note d’opinion…Et s’il existait aussi un devoir d’oubli, quel regard porterions-nous sur l’histoire ?

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Abstract
La mémoire est-elle un devoir moral absolu ou devons-nous plutôt l’envisager en des termes pragmatiques et empiriques, donc plus étroits d’un point de vue éthique ? Selon cet article, tant les individus que les sociétés devraient, lorsque cela est possible, tout faire pour se souvenir, tout en acceptant qu’il est certaines circonstances dans lesquelles l’oubli est la seule voie sage qui puisse être empruntée. On peut espérer que viendra le temps où le besoin de se souvenir chassera la décision d’oublier qui avait été inspirée par la prudence ; mais, bien qu’au nom de la morale, nous soyons en droit d’espérer cela, il se peut que, dans certains cas, l’oubli subsistera au-delà de son utilité, amalgamant nos souhaits avec nos certitudes téléologiques, davantage par orgueil qu’au nom de la moralité. Mais la mémoire ne devrait, en aucun cas, être vue comme un impératif catégorique.

Traduit de l’anglais.

Parce que nous n’accédons pas directement à la vérité historique, ce que nous ressentons ou posons comme exact dépend autant de notre imagination que de nos sens.

Oliver Sacks

Quiconque choisit de remettre en question l’idée que les individus comme les sociétés ont un devoir moral absolu de se souvenir du passé et, surtout, de ne jamais laisser les horreurs qui jalonnent l’histoire sombrer dans l’oubli, ne peut se prêter à cet exercice sans être pleinement conscient qu’une telle position peut heurter et offenser et combien cela serait compréhensible. Nankin, Dresde, Hiroshima, Auschwitz… Comment une personne douée de conscience pourrait-elle penser, même un seul instant, qu’il serait préférable d’oublier l’une de ces catastrophes emblématiques du XXe siècle ? Si aujourd’hui, notre attitude à l’égard de la mémoire et des commémorations soulève indubitablement des questions, ce n’est pas parce que nous sommes maintenant obsédés par la mémoire, mais plutôt parce que nous n’y accordons pas suffisamment d’intérêt. Mais, que Freud me pardonne (et les objections politiques et éthiques à l’oubli ne sont pas sans lien avec l’approche psychanalytique associant l’oubli aux troubles psychiques du refoulement), la mémoire a aussi ses insatisfaits. C’est une très bonne chose de parler du devoir de mémoire et de l’associer à l’exhortation au « Plus jamais ça », mais pour se souvenir de quoi, se souvenir comment et se souvenir combien de temps1  ?

Il y a quelque chose d’inutilement manichéen dans le discours des adeptes de « la mémoire à tout prix », en ce que, pour ainsi dire, ils présentent la mémoire comme le parti de la lumière en l’opposant au parti de l’ombre, celui de l’oubli, qui est vu comme immoral ou, à tout le mieux méprisé par tout être humain digne de ce nom, face à l’impératif de mémoire. Cette sacralisation de la mémoire, qu’on la prenne dans son sens littéral ou au sens kantien d’un impératif catégorique moral auquel on ne peut échapper sous aucun prétexte, sert de prophylaxie efficace contre la pensée. Et tant que c’est ainsi, il est difficile de voir comment l’accent qui est mis actuellement sur l’impératif moral de mémoire pourrait être élargi de façon à l’accompagner d’un examen attentif des dilemmes moraux de la mémoire. Dire cela ne signifie absolument pas que les ardents défenseurs du devoir de mémoire ignorent les écueils inhérents à leur ambition. Au contraire, les meilleurs d’entre eux, Ricœur, Nora, Todorov ou Margalit, ont parfaitement compris que, quelle que soit l’importance qu’une société accorde à la mémoire collective2 , il est impossible de garantir que celle-ci ne sera pas tronquée et qu’il ne s’agira pas d’un abus ou, a minima, d’un détournement du devoir de mémoire.

Tzvetan Todorov était particulièrement attentif à ce danger. Dans son opuscule, « Les abus de la mémoire », il mettait en garde : « Dans le monde moderne, le culte de la mémoire ne sert pas toujours les bonnes causes ». Il soulignait aussi que l’obsession commémorative fut la marque de fabrique de l’Italie fasciste, de l’Allemagne nazie et de la Russie de Staline3 . Toutefois, Todorov soutenait qu’il était encore possible de concevoir une sorte de grand paradigme moral, qui permettrait de distinguer entre le bon usage de la mémoire et un usage abusif. C’est le point faible de son argumentation. Mais, dans un courriel qu’il m’a envoyé en 2016, en réaction à mon livre sur la mémoire collective et les commémorations, Éloge de l’oubli, dans lequel de longs développements sont consacrés à ses travaux, Todorov conclut sa critique interminable de la plupart des idées force de cet ouvrage, par ces mots :

J’accepte votre critique de mes travaux visant à dégager une sorte de critère formel permettant de distinguer entre les bons et les mauvais usages de la mémoire. Je vous l’accorde : malheureusement, ce critère n’existe pas. En réalité [ces usages] sont bons ou mauvais uniquement en fonction de leur contexte. Aussi, doit-on se résigner à en faire un examen au cas par cas [traduction CICR]4 .

C’était là, une concession généreuse, à l’image de Todorov, mais qui, en même temps et à mon sens, posait plus de questions qu’elle n’apportait de réponses. Et surtout, qui est ce « on » ou ce « nous » qui allait porter ce jugement ? Pour autant, cette question ne laissait pas Todorov indifférent. Dans Les abus de la mémoire, il prend lui-même l’exemple des guerres en ex-Yougoslavie pour dire que « l’une des justifications données par certains responsables serbes à leur agression contre les autres peuples de l’ex-Yougoslavie, provient (…) de l’histoire5  ». Et Todorov mentionnait deux autres exemples montrant bien les dangers de l’utilisation de la mémoire comme d’une arme : l’Irlande du Nord et Israël-Palestine. À propos de celui-ci, Todorov citait, en les approuvant, les termes de références d’une rencontre entre Israéliens et Palestiniens, en 1988 : « pour simplement commencer à parler, il faut mettre le passé entre parenthèses6  ».

L’examen au « cas par cas » proposé par Todorov ne s’avère guère plus convaincant que son principe général pour déterminer qui aura la légitimité de décider que ce qu’il se passe correspond à un usage moralement licite de la mémoire historique ou quand cela est un usage moralement inacceptable. C’est une difficulté aussi évidente qu’insoluble. Todorov ne propose certes pas, de compter sur les gouvernements pour statuer avec discernement, comme cela ressort clairement de sa critique sévère de la loi Gayssot qui, en France, érige en délit le négationnisme du génocide des juifs7 . Mais, sur un cas précis, si cela ne vient pas de gouvernements, il est encore moins probable que les parties concernées accorderaient une quelconque légitimité aux déclarations de philosophes, d’éthiciens, d’historiens ou de militants. L’Armée républicaine irlandaise (IRA) était-elle une force armée légitime luttant pour la juste cause de l’unification de l’Irlande contre un pouvoir colonialiste illégitime ou s’agissait-il d’un groupe terroriste composé de combattants hors-la-loi qui défendaient une cause injuste et qui à bien des égards, employaient des méthodes de lutte armée qui ne respectaient pas les Conventions de Genève ? Et ce sont les mêmes questions qui peuvent être posées à propos de l’ex-Yougoslavie, d’Israël-Palestine, du Cachemire ou du Sri Lanka, pour ne citer que quelques-uns des conflits dans lesquels des belligérants ont des points de vue qui sont non seulement divergents, mais diamétralement opposés sur les tenants et les aboutissants du passé et du présent.

Pour sûr, il y aura toujours des cas dans lesquels déterminer qui avait raison et qui avait tort, peut être imposé à une population par une force hégémonique, interne ou externe, obligeant cette population non seulement à rendre les armes, mais aussi à renoncer à sa version des faits. L’Allemagne, dans la période ayant suivi la Seconde Guerre mondiale, en est un exemple patent car les puissances victorieuses occupantes étaient en position d’inculquer réellement un rejet du nazisme dans l’ADN des deux nouveaux États allemands, la Bundesrepublik et la RDA8 . À l’instar de la RDA, le Rwanda contemporain montre comment le vainqueur d’une guerre civile de caractère ethnique a réussi à imposer au peuple rwandais dans sa totalité, une vision gommant la dimension ethnique tant du passé du Rwanda que de son futur. Et lorsqu’un État ou un occupant ont non seulement un quasi-monopole de la force, mais qu’en plus ils montrent leur capacité et leur volonté d’y avoir recours, les crises de légitimité ont tendance à se dissiper ou, au moins, à être très profondément enfouies.

Cependant, ce modèle de « victoire totale » n’en est qu’un parmi d’autres. C’est pourquoi faire une généralité d’accords d’après-guerre, y compris l’accord moral selon lequel le devoir de mémoire est censé y conduire, est si profondément trompeur. Car cela ne nous apprend quasiment rien sur ce qu’il convient de faire après une guerre où il y a ni véritable vainqueur, ni véritable vaincu, un conflit qui prend fin par la signature d’un accord de paix confus, le plus souvent injuste, qui laisse les deux parties furieuses, non réconciliées, alimentant leurs griefs et cultivant leurs haines. C’est ce que l’on observe à Belfast, en passant de l’Est loyaliste à l’Ouest républicain, ou en allant de Tel Aviv à Hébron, ou encore de Sarajevo à Pale. Et, dans ces cas, aucun jugement venant de l’extérieur, aussi pertinent soit-il, n’aurait beaucoup de poids, parce qu’il n’a ni le même point de départ, ni le même fondement éthique. Il en va bien sûr autrement pour les initiés, mais le problème est que, dans la plupart des conflits inextricables, les cosmopolites et les militants de la société civile « éclairée », se retrouvent marginalisés politiquement et dépendent trop souvent des fonds versés par des organismes extérieurs, ce qui les discrédite aux yeux de beaucoup de leurs concitoyens à qui ils souhaitent proposer d’autres perspectives de vie que le règne des armes, la ploutocratie ou le populisme de gauche ou de droite.

C’est là, comme en Irlande du Nord, en Israël-Palestine, en Bosnie, en Colombie, que la supériorité morale de la mémoire sur l’oubli, que Ricœur et Margalit tenaient en grande partie pour acquise, doit être remise en question9 . Cette affirmation n’est nullement une tentative visant simplement à renverser la célèbre assertion de George Santayana, selon laquelle « ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter10  ». Au contraire, là où c’est possible, pendant et après des guerres ou des dictatures, il est incontestablement préférable de se souvenir (même si les avantages et les inconvénients des commémorations sont, en de tels moments, un peu plus ambigus). Les raisons sont évidentes, même pour ceux qui sont sceptiques face à un impératif catégorique de mémoire. Tout d’abord, la mémoire contrecarre les velléités des régimes totalitaires et autres régimes tyranniques, coupables de crimes contre leur propre population, de passer leurs actes sous silence11 . Cela permet aux victimes de ces régimes, ainsi qu’aux familles et amis de ceux qui ont été assassinés, à la fois d’avoir des informations sur ce qu’il s’est passé mais aussi d’obtenir de l’État qu’il reconnaisse les faits qui se sont produits, ce qui présente un intérêt non seulement pour ceux qui sont directement concernés mais aussi pour la société toute entière. Enfin, cela ouvre la voie à la possibilité de traduire en justice les auteurs de ces crimes.

Bien que dans aucun de ces trois exemples, le processus ait été lisse et sans heurts, l’histoire des pays du Cône Sud de l’Amérique latine, Chili, Argentine et Uruguay, montre nettement qu’il est tout à fait possible de garantir la vérité, la justice et la paix sans faire aucune concession d’importance aux dictateurs ou à leurs fantassins (voire, en l’occurrence, à la grande majorité des citoyens qui les ont soutenus12 ). En somme, toutes autres choses égales par ailleurs, la mémoire est préférable d’une part parce qu’elle ouvre la voie à la justice pénale (alors que l’oubli favorise l’impunité des auteurs de crimes et d’injustices) et, d’autre part, parce que l’oubli est un obstacle à tout  changement, politique et économique, qui serait pourtant nécessaire et, le cas échéant, à la justice sociale.

Mais voyez la réserve : toutes autres choses égales par ailleurs. C’est bien là le point essentiel : quand ces autres choses sont-elles toutes égales par ailleurs ? Prenons par exemple, l’Afrique du Sud. À première vue, l’effondrement du régime d’apartheid en 1994 et la mise en place d’un gouvernement démocratique pour la première fois dans l’histoire du pays auraient dû, au moins, ouvrir une voie propice à la vérité et à la justice, à l’instar de qui fut obtenu au Chili, en Argentine ou en Uruguay. Car, à la différence des pays du Cône Sud où, selon les époques, une majorité de la population ou presque soutenait les dictatures ou avait, a minima, une position ambiguë, une écrasante majorité de Sud-Africains était en liesse à la fin de l’apartheid13 . Sur le plan politique et judiciaire, la victoire des forces démocratiques fut écrasante, mais, sur le plan militaire et constitutionnel, il en alla tout autrement. Les fidèles de la dictature étaient toujours à la tête de l’armée, tandis que la nouvelle constitution sud-africaine était le fruit de négociations entre le Parti national, qui avait régné sous l’apartheid, et le Congrès national africain (ANC). C’est cette réalité là qui a conduit le nouveau gouvernement dirigé par Nelson Mandela à la conclusion déchirante qu’il lui serait impossible d’imposer des changements économiques profonds ou de traduire en justice les bouchers de l’ancien régime. Comme les détracteurs de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) l’avaient alors souligné, cela revenait à troquer la vérité contre la justice. Un tortionnaire pouvait se présenter spontanément devant la Commission et, pour autant qu’il reconnaissait ses actes et qu’il répondait de bonne foi aux questions des membres de la commission, il bénéficierait d’une immunité de poursuites, quelle que soit la gravité de ses crimes14 .

Cela semblait indispensable à Mandela dont le raisonnement était plutôt très simple : le risque d’insurrection de la part de blancs jusqu’au-boutistes, pour lesquels l’amnistie pour les crimes de l’apartheid était la condition sine qua non pour accepter une Afrique du Sud démocratique, était simplement bien trop élevé.

Ainsi, Mandela s’est retrouvé confronté au pire scénario contre lequel Ricœur nous avait mis en garde dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, celui dans lequel ce qu’il a appelé « la mince ligne de démarcation entre amnistie et amnésie » serait franchie et où « la mémoire privée et collective serait privée de la salutaire crise d’identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique15  ». Cela ne veut certainement pas dire que la CVR n’a eu aucune utilité. Au contraire, le devoir de mémoire a pour but moral essentiel de permettre aux familles des victimes de régimes criminels d’enfin savoir ce qu’il est advenu de leurs proches. Mais ceux qui prônent l’impératif moral de mémoire vont encore plus loin, affirmant que nous devons faire en sorte que la mémoire collective serve à la libération et non à l’asservissement des hommes16 . Si l’on observe l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, il est difficile de voir comment la CVR a fait quoi que ce soit dans ce sens.

Et, en Afrique du Sud, on pouvait a minima espérer, même si cela n’était pas suffisant, que quelques responsabilités seraient établies ; la victoire de l’ANC aura au moins permis cela. Mais si on observe d’autres sociétés sortant d’un conflit comme la Bosnie ou l’Irlande du Nord, autrement dit des situations où il y a ni de vrai vainqueur, ni de vrai vaincu, il faut avoir des attentes d’autant moins ambitieuses quant à ce que le travail de mémoire peut accomplir. Si, en Afrique du Sud, le devoir de mémoire n’a pas été à la hauteur de ce qui était attendu, en Irlande du Nord et en ex-Yougoslavie, il a d’abord été considéré comme étant incompatible avec la signature d’un accord de paix, puis comme antinomique avec le maintien de cette paix. En Bosnie, chacune des trois principales communautés, bosniaque, serbe et croate, avait une position de principe à propos de ce qu’il s’était passé pendant la guerre, totalement inconciliable avec celle des deux autres. En théorie, si l’Union européenne, les Nations unies ou l’OTAN avaient opté pour le maintien de la Bosnie-Herzégovine sous un statut assimilé à une colonie pour une durée indéterminée, une seule version du passé aurait pu, en définitive, être imposée aux trois communautés. Mais les principaux acteurs internationaux n’avaient vraisemblablement pas la volonté de s’engager dans cette voie. Le succès n’était pas non plus garanti et si nous devions retenir quelque chose de ces quinze dernières années, c’est qu’il est extraordinairement difficile de bien gérer une occupation.

Le cas de l’Irlande du Nord fut encore plus mitigé. Même après la signature de l’accord du Vendredi saint en 1998, qui a mis fin à la guerre, il était évident pour chacun, à l’exception des plus ardents défenseurs des droits de l’homme, qu’il était irréaliste, à court ou moyen terme, de parvenir à un consensus sur ce qu’il s’était passé au cours des trente années de guerre de guérilla de faible intensité, désignées, avec un certain euphémisme, par l’expression « les Troubles17  ». Si, en Bosnie, le condominium fragile associant les Bosniaques et les Croates a permis la création d’un petit État pour les uns et un autre pour les Serbes, en Irlande du Nord, la paix a été obtenue au prix du transfert du contrôle politique de la province aux belligérants eux-mêmes, le dirigeant du Parti unioniste démocrate devenant le Premier ministre d’Irlande du Nord, l’ancien commandant de l’Armée républicaine irlandaise devenant son bras droit. Souligner cela ne vise en aucune façon à dénigrer les initiatives de la société civile en faveur de la réconciliation qui ont été, pour la plupart, constructives et même tout à fait héroïques pour certaines. Mais aujourd’hui encore, plus de vingt ans après l’accord du Vendredi saint et alors que la coalition entre les Loyalistes et les Républicains a rarement si mal fonctionné, rares sont ceux qui pensent que le temps est venu de rompre le silence collectif qui règne de facto sur le passé. Agir ainsi présenterait tout simplement le risque bien trop élevé de briser l’harmonie sociale qui a été établie en Irlande du Nord après la guerre.

C’est certainement la position des belligérants eux-mêmes et de la majeure partie de la société civile dont ils sont issus et sur la loyauté de laquelle ils tirent leur légitimité18 . Mais la conviction selon laquelle pour garantir la paix, il vaut mieux oublier que se souvenir, se fonde tant sur l’histoire, que sur une idéologie. Dans son livre de 2010, Das Gebot zu vergessen und die Unabweisbarkeit des Erinnerns, l’écrivain allemand Christian Meier, fin spécialiste de l’époque classique, s’intéresse aux accords conclus après les guerres, remontant à la fin de la guerre du Péloponnèse, en passant par les vaines tentatives du roi de France Henri IV pour mettre un terme aux guerres de religion dans la France du XVIe siècle, par l’Édit de Nantes qui donnait au peuple français l’ordre d’oublier et par le traité de Münster en 1648 qui parvint à mettre un terme à la guerre de Trente Ans en décrétant le « perpetua oblivio et amnestia », qui a traversé les époques et qui est toujours en vigueur aujourd’hui. Il en concluait que c’est le silence collectif imposé sur le passé et non la mémoire collective qui a favorisé la paix et éloigné le spectre d’un nouveau conflit19 . Croire le contraire reviendrait soit à partir du postulat que la guerre est devenue un atavisme destiné à disparaître, ce qui nécessite de croire, vu que c’est la guerre et non la paix qui est une constante dans l’histoire de l’humanité, que notre époque est celle qui rompt de la manière la plus radicale qu’il soit concevable, avec tout le passé de notre espèce, soit à se bercer d’illusions, purement et simplement.

Mais, c’est précisément le fait de voir notre époque comme étant unique en son genre (sui generis), qui nourrit en grande partie le mouvement contemporain pour les droits de l’homme, lequel épouse l’idée que Michael Ignatieff a le mieux exprimée, selon laquelle la période de l’après-guerre fut celle où une « révolution des préoccupations morales [traduction CICR] » s’est largement installée dans la conscience collective de l’humanité. De ce point de vue, ce n’est que pure pensée magique que de soutenir que Martin Luther King avait raison quand il déclarait : « il n’y a pas de paix sans justice, ni de justice sans paix20  ». Même Human Rights Watch, qui a su se montrer inflexible dans son refus de renoncer à la justice au nom de la paix, a reconnu qu’« il n’existe pas de formule unique adaptable à toutes les situations » et que « les contre-exemples bien connus existent]21  ». Human Rights Watch cite l’exemple du Mozambique à propos duquel l’ONG concède que bien que la justice n’ait pas été rendue pour les crimes perpétrés au cours de la guerre civile, le pays a connu la stabilité depuis la signature de l’accord de paix en 1992. Selon moi, l’Irlande du Nord et la Bosnie sont des contre-exemples tout aussi convaincants. Mais, même si je me trompe, le fait qu’il existe des contre-exemples, ce qui, selon Human Rights Watch, est indéniable, remet totalement en cause l’idée que le devoir de mémoire doit être considéré comme un impératif catégorique moral.

Les travaux de Christian Meier confortent largement cette opinion, à l’exception notable d’Auschwitz, qu’il présente comme une exception22 . Il rejoint en cela le point de vue d’Hannah Arendt lorsqu’elle affirme que « dans la crainte et le tremblement, ce dont l’homme est capable, […] c’est là, en vérité, un prérequis de toute pensée politique moderne23  ». Pour elle, l’idée qu’il s’agit d’une condition préalable pour tout ordre politique moderne qui soit digne, est implicite. Nombreux sont les gardiens de la conscience et les férus d’histoire qui, contrairement aux Human Rights Watches de ce monde, continuent de mettre en avant, sans guère d’illusions, l’exception que représente Auschwitz sur les effets directs que la mémoire peut avoir sur la paix24 . Et, d’une certaine manière, leur argument est irréfutable en ce sens qu’il s’agit d’une affirmation métaphysique qui, en tant que telle, est donc à l’abri de toute falsification. Un moraliste est dans plein droit intellectuel en disant : « il importe peu que la mémoire aidera à réconcilier des populations qui autrefois se sont déchirées ; la mémoire est un impératif moral quelles que soient ses conséquences, même si, dans l’histoire, celles-ci ont souvent été néfastes pour les systèmes politiques fragiles ». En effet, bien que je ne partage pas cette façon de voir les choses, il me semble que l’argument des moralistes - et non celui des pragmatistes et encore moins des légalistes25  - est le seul à corroborer l’idée d’un devoir général de mémoire.

Où tout cela mène donc ceux d’entre nous qui ne sont pas convaincus par ce qu’est un devoir moral absolu ? Et que convient-il d’en penser lorsqu’on l’envisage  en des termes pragmatiques et empiriques, donc plus étroits d’un point de vue éthique ? En résumé, il me semble, lorsque cela est possible, que l’on devrait tout faire pour se souvenir tout en acceptant qu’il est certaines circonstances dans lesquelles l’oubli est la seule voie sage qui puisse être empruntée et, de nouveau, j’entends par là le silence de l’État et de la société civile sur la place publique. On peut espérer que viendra le temps où le besoin de se souvenir chassera la décision d’oublier qui avait été inspirée par la prudence. Mais, bien qu’au nom de la morale, nous soyons en droit d’espérer cela, il se peut que, dans certains cas, l’oubli subsistera au-delà de son utilité (comme cela semble avoir été le cas en Espagne dans les dix dernières années à propos de la mémoire de la guerre civile espagnole), amalgamant nos souhaits, même les mieux intentionnés, avec nos certitudes téléologiques, davantage par orgueil qu’au nom de la moralité. Alors non, pas de devoirs sacrés ni d’impératif catégorique…qu’il s’agisse de la mémoire ou de l’oubli.

  • 1 [i]    Si l’on part du principe que la civilisation humaine survivra encore plusieurs millénaires et même si l’on pourrait souhaiter le contraire, il n’y a tout simplement aucune raison de croire qu’au bout d’un certain temps, même les pires crimes et tragédies que le monde a connus, qui ont pour nous une importance capitale, ne finiront pas par être oubliés, tout comme nous.
  • 2 [ii]     À mon avis, la mémoire collective n’existe pas au sens strictement neurologique dans lequel il est habituellement entendu lorsqu’il est question de la mémoire individuelle et que s’agissant de la mémoire collective, il s’agit plutôt d’une métaphore pour désigner l’importance que le présent donne aux événements du passé et l’interprétation qu’il en fait. Toutefois, aux fins de cet article, la question de savoir quel est le sens que nous donnons à l’expression « mémoire collective » ne présente pas ici autant d’intérêt que dans d’autres contextes.
  • 3 [iii]    Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, Arléa, Paris, 2004, p. 27.
  • 4 [iv]     Courriel privé de Tzvetan Todorov du 17 janvier 2016. Disponible auprès de l’auteur.
  • 5 [v]      Voir T. Todorov, op. cit. note 3.
  • 6 [vi]     T. Todorov, op. cit. note 3, pp. 26-27.
  • 7 [vii]    La loi Gayssot a été adoptée le 13 juillet 1990.
  • 8 [viii] Il s’agit évidemment d’une simplification excessive, puisque le travail de dénazification, s’il a été initié par les puissances occupantes, a été mené à bien par les Allemands eux-mêmes ; en effet, on peut affirmer sans trop de risques que le procès des anciens gardiens du camp de concentration d’Auschwitz, connu sous le nom de « procès des seconds couteaux » fut plus efficace que le procès de Nuremberg pour détourner l’opinion publique allemande du nazisme.
  • 9 [ix]     Todorov se montre plus prudent. Dans un dialogue avec le psychiatre et écrivain Boris Cyrulnik, publié peu avant sa mort, Todorov avait non seulement mis en garde contre le « manichéisme du jugement », mais avait aussi insisté sur le fait que la « tentation du Bien [est] beaucoup plus dangereuse que celle du Mal » ; Todorov dépoussiérait ainsi probablement l’aphorisme de Pascal, « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Voir Boris Cyrulnik, Tzvetan Todorov, La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2017 ; Avishai Margalit, The Ethics of Memory, Harvard University Press, 2000 ; Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Éditions du Seuil, Paris, 2000.
  • 10 [x]      Voir George Santayana, The life of reason: Introduction and Reason in Common Sense, Charles Scribner’s Sons, New York, 1905.
  • 11 [xi]     Si l’oubli est, comme je le crois, toujours considéré par la plus grande majorité des gardiens de la conscience comme étant, disons, déraisonnable, c’est au moins en partie parce que l’impératif d’oublier au nom d’une société qui « va de l’avant » fut le dernier refuge moral de la plupart de ceux qui sont les plus méprisables au monde, de l’Afrique du Sud au Chili. Non seulement l’oubli est invariablement au service de desseins visant à garantir une impunité judiciaire, mais, souvent, (comme c’est le cas en Afrique du Sud), il a également pour but de protéger les avoirs de ceux qui ont été au service de la dictature, des difficultés juridiques et politiques et, plus généralement, « à museler la souffrance des noirs et à soulager la culpabilité des blancs [traduction CICR] », selon les mots de l’écrivaine sud-africaine Pearl Boshomane. Voir Pearl Boshomane, « 20 Years after the TRC Hearings South Africa’s Pain Persists », Sunday Times, 10 avril 2016, disponible sur : https://www.timeslive.co.za/sunday-times/opinion-and-analysis/2016-04-1…. (Toutes les références internet ont été vérifiées en mars 2022).
  • 12 [xii]    Les résultats furent plus satisfaisants au Chili et en Uruguay qu’en Argentine où, encore aujourd’hui, bien que les gouvernements de Nestor Kirchner (2003-2007) et de Cristina Fernandez de Kirchner (2007-2015) aient abrogé les lois d’amnistie mises en place par leurs prédécesseurs, permettant ainsi de relancer les procès de ceux qui avaient commis des crimes pendant la dictature, beaucoup de familles et d’amis des victimes n’en savent pas plus sur les circonstances dans lesquelles leurs proches sont morts ou sur ce qu’il est advenu des nombreux enfants qui sont nés en captivité, qu’au moment où la démocratie a été restaurée en Argentine.
  • 13 [xiii]   Exception faite, pour des raisons évidentes, des blancs Sud-Africains, même si une minorité notable de blancs avait reconnu que la fin de l’Apartheid était inévitable et qu’une minorité, faible, mais non négligeable, estimait qu’elle était souhaitable.
  • 14 [xiv]   Parmi ceux qui avaient bénéficié d’une amnistie, nombreux n’exprimèrent aucun regret, comme Jacques Hechter, ancien capitaine de la police du Northern Transvaal, qui, devant la CVR, reconnut avoir tué vingt-six personnes, mais qui a déclara aussi : « J’ai fait du bon boulot et je serais prêt à recommencer [traduction CICR] ». Voir Susie Linfield, « Trading truth for justice? South Africa’s Truth and Reconciliation Commission », Boston Review, 1er juin 2000, disponible sur : https://bostonreview.net/articles/susie-linfield-trading-truth-justice/.
  • 15 [xv]    Voir Paul Ricoeur, op. cit. note 9, p. 456.
  • 16 [xvi]   Cette formule, légèrement paraphrasée, est celle de Jacques Le Goff dans Histoire et mémoire, Gallimard, Paris, 1988.
  • 17 [xvii] Il vaut mieux laisser aux devins le soin de spéculer sur les événements qui peuvent survenir dans toute société à très long terme.
  • 18 [xviii] On donne trop souvent une image déformée de la notion de société civile en la présentant comme désignant des groupes non gouvernementaux dont les bien-pensants ont une haute estime, comme Amnesty International ou Via Campesina, l’organisation qui prône la souveraineté alimentaire. Mais, si on prend cette notion dans son sens descriptif plutôt que normatif, elle s’applique certainement tout autant aux loges protestantes de l’Ulster qui soutenaient les paramilitaires loyalistes ou aux groupes civiques des régions serbes de Bosnie qui ont soutenu le siège de Sarajevo.
  • 19 [xix]   Pour une brillante analyse de la théorie de Meier et des critiques qu’elle a suscitées, voir Aleida Assmann, « To Remember or to Forget: Which Way Out of a Shared History of Violence? » in Aleida Assmann et Linda Shortt (dir.), Memory and Political Change, Palgrave Macmillan, Houndsmills, 2012. Voir également Christian Meier, Von Athen bis Auschwitz, DTV Deutscher Taschenbuch, Munich, 2006.
  • 20 [xx]    Martin Luther King « Désolé, Monsieur, mais vous ne me connaissez pas », discours enregistré à Santa Rita, Californie, le 14 janvier 1968, production de Colin Edwards, KPFA, BB1460 Pacifica Radio Archives, 15 janvier 1968, disponible sur : www.youtube.com/watch?v=RvymnF-_Pf8.
  • 21 [xxi]   On peut trouver les arguments les plus détaillés et les plus convaincants avancés par Human Rights Watch à l’appui de sa position à ce sujet dans La justice bradée. Pourquoi la lutte contre l’impunité est importante pour la paix, 7 juillet 2009, disponible sur : https://www.hrw.org/fr/report/2009/07/07/la-justice-bradee/pourquoi-la-….
  • 22 [xxii] Voir Christian Meier, op. cit. note 19.
  • 23 [xxiii] Voir Hannah Arendt, « La culpabilité organisée », dans Penser l’événement, Belin, 1989.
  • 24 [xxiv] Ce point de vue est bien exprimé dans les travaux d’Annette Becker.
  • 25 [xxv]   Bien qu’il soit le pilier intellectuel sur lequel le mouvement de défense des droits de l’homme a construit sa chapelle, l’argument selon lequel la mémoire est un impératif moral en tout temps et pour toute société, parce qu’un cortège grandissant de règles de droit international exige que les auteurs de génocides, de crimes contre l’humanité et de violations graves du droit international humanitaire soient traduits en justice, est en réalité un argument extrêmement faible pour justifier le devoir de mémoire. Cette position présente, entre autres, l’inconvénient de tenter de présenter le droit comme étant au-dessus ou au-delà de la politique et des idéologies, mêlant ainsi droit et moralité à un degré tel que même Carl Schmitt aurait trouvé cela caricatural. Cette dépendance au droit présentée comme moralement incontestable est également ce qui a mené à la crise que connaît actuellement le droit international humanitaire, lequel semble bien incapable de s’adapter à l’évolution profonde de la guerre à laquelle nous assistons aujourd’hui.

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