IRRC No. 910

Mémoire héroïque et guerre contemporaine

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Résumé

Les guerres entre États semblent avoir pris fin à la fin des années 90 ; depuis lors, la réalité globale des violences collectives a sombré dans le chaos des guerres civiles contemporaines et des attaques terroristes. Dans cet article, l’auteur avance que tant dans les guerres civiles d’aujourd’hui que dans la violence terroriste, l’ethos du guerrier traditionnel a disparu, donnant lieu à des types de violences régies par un nouveau paradigme social et psychologique. En d’autres mots, l’auteur part du postulat que l’ensemble même des valeurs qui ont universellement défini le rôle des hommes, ainsi que le cadre de l’hégémonie masculine depuis des temps immémoriaux ont aussi orienté la conduite de la guerre vers un « régime héroïque de violence » et cela a fait de la guerre une voie séduisante pour d’innombrables générations de jeunes hommes. Par ailleurs, les changements globaux engendrés par la modernité semblent avoir sapé l’ethos du guerrier, ouvrant la voie à un « régime post-héroïque » dans lequel c’est la violence exterministe qui est encouragée plutôt que la violence axée sur le combat. Dans cet article, l’auteur examine les fondements des déterminants psychologiques et sociaux auxquels obéit la construction culturelle du modèle héroïque, afin de mettre en lumière les funestes conséquences de la déculturation de la guerre dans les conflits chaotiques contemporains. Dans ces situations, les hommes qui combattent1 souffrent d’une perte de sens et de l’impossibilité de rester dignes et de bénéficier d’une reconnaissance sociale dans un écosystème d’humiliation et de violence omniprésente qui a peu à voir avec les attentes de fierté et de dignité véhiculées par les idéaux du passé de l’héroïsme, qui était associé à une certaine conception de la virilité. Cet article abordera aussi différents moyens permettant de délivrer le message du droit international humanitaire aux hommes sur les lignes de front en de telles circonstances.

Introduction

Avec la fin de la guerre froide, les années 90 devaient marquer l’émergence d’un nouvel ordre international basé sur le respect du droit. Ce nouvel ordre s’est rapidement trouvé confronté à un nouveau désordre dans de nombreuses régions de la planète avec l’émergence de guerres d’un type nouveau, guerres non conventionnelles au sens de conflit entre États parties au Conventions de Genève ou entre un mouvement de libération nationale et un pouvoir colonial. La réalité de la guerre se situe aujourd’hui entre ces multiples formes de guerre civile, issues de l’effondrement d’États fragilisés par les bouleversements de la modernité, et les formes diverses d’attentats meurtriers et imprévisibles que produit et reproduit une insaisissable mouvance terroriste2 .

C’est dans ce contexte que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) s’est mis à l’écoute, avec une attention sans précédent, des réalités de la guerre sur le terrain : en 1999, à l’occasion du 50e anniversaire des Conventions de Genève, une enquête intitulée « Les voix de la guerre » a été lancée dans l’espoir d’activer une réflexion qui puisse à la fois rendre compte de la pertinence du droit aux yeux des combattants et des civils pris au piège des épouvantables guerres civiles de la fin du siècle et mieux capter la dimension psychologique et sociale des violences et des souffrances qui caractérisent les conflits contemporains3 . Conflits dits « déstructurés », dont on a vite compris qu’ils échappaient de plus en plus aux mécanismes traditionnels de mise en œuvre du DIH de par leur nature même4 .

Une partie des données collectées a ensuite été analysée par une équipe de chercheurs du Centre pour la santé et les droits de l’homme de l’Université de Harvard (Harvard centre for health and human rights) et trois rapports ont été rédigés, interprétant les témoignages recueillis en Afghanistan, en Bosnie, en Israël et en Palestine, théâtres de conflits armés infra-étatiques majeurs et particulièrement représentatifs des formes de violence collective contemporaines5 .

Le constat le plus remarquable qui s’est dégagé de l’analyse des témoignages est très certainement que la plupart des personnes interrogées semblent proposer une sorte de métanarration d’une expérience de démoralisation qui semble commune à tous, combattants et civils, quels que soient les particularités des contextes et des circonstances. Les témoignages évoquent une expérience collective traumatisante non seulement due aux nombreuses souffrances physiques et psychologiques qui ont été endurées, mais qui semble aussi liée à la conscience d’une perte de sens de la guerre en tant qu’état de société. L’expérience de violence des personnes interrogées s’avère être un démenti cinglant des représentations, des attentes et des espoirs que la guerre a toujours véhiculés, à tort ou à raison. Comme cela a été relevé par l’auteur et Philippe Cotter :

La très grande majorité des répondants semble partager une forme de démoralisation qui disqualifie à leurs propres yeux leur dignité individuelle et collective, et qui les laisse accablés par l’absurdité et le scandale moral que représentent les violences auxquelles ils ont été exposés, comme acteurs, victimes ou témoins6 .

Autrement dit, ce qu’on entend à travers leurs témoignages, c’est qu’en 1999, combattants et civils rendent compte avec une singulière lucidité d’un changement de paradigme qui s’est opéré dans la pratique de la guerre à l’échelle globale au cours de ces années. À leurs yeux, l’état de guerre, traditionnellement porteur de sens et porteur d’espoirs héroïques quelle que soit la brutalité des combats, a basculé dans un déchainement de violence extrême dont il est impossible de tirer quelque dignité et fierté que ce soit : l’expérience vécue y contredit tous les principes, toutes les représentations, toutes les valeurs héritées du passé et traditionnellement associés à la guerre.

En vérité, on en arrive à la conclusion que dans ces contextes, pour ceux qui l’ont vécue, la guerre est devenue synonyme d’une expérience radicalement humiliante, non seulement pour les victimes, exposées à la barbarie que l’on sait, mais également pour les combattants qu’elle a jetés, a posteriori, dans des états d’aliénation inintelligibles et dont elle a déçu et désavoué toutes les attentes « héroïques », privant les uns et les autres du sens des finalités qui fonde l’estime de soi et le sens de sa propre dignité de tout être humain, y compris et peut-être surtout, dans la guerre.

La synthèse des témoignages des hommes combattant dans ces guerres civiles, souvent poignants,  démontre que tous les vétérans de ces violences esquissent symptomatiquement le même tableau d’une condition masculine devenue littéralement pathétique dans ces circonstances inattendues : partout domine l’impression d’être « devenu fou » collectivement ; partout l’on retrouve l’insistance répétée sur le fait que ce que les hommes ont vécu « n’était pas une guerre » ; nombre d’entre eux font le récit d’une même expérience qui consiste à croire « partir pour une guerre juste » et à voir leurs attentes « héroïques » pulvérisées par la réalité d’une boucherie interminable où il n’est plus question ni de vrais combats ni de victoire. Aussi bien en Bosnie qu’en Afghanistan, les hommes, ou les femmes à propos de leurs hommes, suggèrent les états de dépression, de honte et de désespoir qui taraudent des « guerriers » qui, revenus du « front », ne bénéficient guère de la reconnaissance de leurs qualités héroïques…7 Autant de témoignages qui démontrent sans ambigüité l’impossibilité de retirer quelque « gloire » que ce soit de leur expérience de la violence armée dans des guerres auxquelles personne, ni même les combattants, ne reconnait quelque valeur virile « noble ».

Du côté des armées conventionnelles, le décalage entre les réalités du terrain et les attentes « apprises » ne sont pas moins démoralisantes : la confrontation du soldat israélien, « invincible » sur le champ de bataille, avec des jeunes garçons et filles qui lui lancent des pierres, réduit sa puissance à la plus complète impuissance. Mutatis mutandis, un ressenti d’impuissance analogue est sans doute le lot de tous les soldats internationaux « prêts à tout mais pas à ça », qui sont aujourd’hui confrontés à des guerres d’embuscades, de pièges sournois, d’attentats perfides, qui démentent les attentes que leur ont inculquées leur formation, leur apprentissage social à l’ethos guerrier. La perte de repères et l’impuissance sont si intolérables qu’elles les condamnent sur le terrain à des sentiments d’humiliation lancinants, dont on sait à quel point ils peuvent entraîner au sein des armées modernes des réponses moralement inadmissibles au nom même de leur propre éthique « conventionnelle » d’une « guerre juste », tel le retour, en Irak, de l’utilisation de la torture comme un moyen que justifieraient les nouvelles fins de la « guerre contre le terrorisme ».

En somme, il nous semble que le message des témoins de ces guerres civiles sont précieux en ce sens qu’ils révèlent, outre les souffrances et le désarroi liés aux circonstances locales, une sorte de diagnostic sur une rupture plus profonde, plus globale, dans la logique immémoriale de la guerre en tant que telle, plutôt que dans telle ou telle guerre en particulier. À vrai dire, les récits des anciens combattants de la Première Guerre mondiale ou de la guerre du Vietnam, parmi mille autres, témoignent de circonstances entrainant une perte de sens analogue pour les combattants. Mais l’on peut observer que la fin de la guerre froide aura créé les conditions d’une forme de « déculturation de la guerre » sans précédent, où les menaces de l’accroissement séculaire et asymptotique de la destructivité guerrière, qui ont été le propre de la modernité, font désormais place à celles de la radicalisation des affects et des attitudes déshumanisants dès lors qu’il y a recours à la violence collective et armée au sein de communautés qui implosent. Depuis les années 90, tandis qu’une majorité d’États se retrouvent consolidés par l’interdépendance que crée ladite mondialisation, ce sont les guerres civiles qui ont soudain surgi dans les contextes communautaires les plus fragiles qui s’imposent comme le paradigme dominant de la violence collective : au sortir de la guerre froide, la cause de la guerre n’était plus la force, mais la faiblesse des États. Dans cet article, nous partirons du postulat que, dans les guerres civiles contemporaines, l’ethos guerrier héroïque se dissout tout en générant de nouveaux schémas comportementaux de violence, régis par une économie psychologique et sociale nouvelle qui demande à être mieux comprise si l’on veut mesurer leurs conséquences globales.

Guerre et mémoire héroïque

La guerre est une construction culturelle et sociale et si elle revêt diverses dimensions de genre, elle présente cette caractéristique d’être commune au rôle de genre masculin à l’échelle de l’espèce humaine8 et non d’être une culture en particulier9 . Le secret de la durabilité du comportement guerrier se situe, comme tout ce qui se rapporte à la condition humaine, dans une dialectique complexe entre, d’une part, les infrastructures psychologiques les plus profondes du sujet humain et, d’autre part, les superstructures culturelles et sociales qu’il a pu et su édifier sur les fondations que constitue sa psychologie des profondeurs. Notre enquête, même sommaire, nécessitera précisément un va et vient constant entre l’un et l’autre, qui sera le principe de l’organisation du propos qui suit. C’est à ce carrefour que se joue toute la combinatoire du refoulement et du déni des souffrances psychologiques et de la structuration par la culture d’une mémoire sélective valorisant l’usage de la force selon l’ethos guerrier héroïque10 et organisant l’histoire des communautés autour d’un récit héroïque universel. Combinatoire fatale qui, selon l’auteur, a surdéterminé l’identité et le rôle de genre masculins depuis toujours. En s’appuyant sur les connaissances acquises par la recherche moderne sur la sociologie de la guerre, la psychologie du combattant, l’influence des normes genrées, masculines et féminines et d’une masculinité hégémonique, il nous semble possible de tracer sommairement les contours de cette dialectique, afin de contribuer à une meilleure lisibilité des mutations que traversent les paradigmes de la violence guerrière aujourd’hui.

Nous commencerons notre exploration par la configuration culturelle cardinale qui aura pavé le chemin des hommes vers le champ de bataille, à savoir l’ethos guerrier, tel que diffusé à travers la succession des récits épiques qui, au fond, ont écrit l’histoire. Dans un deuxième temps, nous évoquerons les mécanismes psychologiques d’ordre instinctuel qui permettent à la subjectivité des combattants non seulement de résister à l’horreur, mais d’y participer, à plus forte raison lorsqu’ils sont encadrés par les attentes sociales que définissent l’ethos guerrier et le système de valeurs viriles qui lui est consubstantiel. Enfin, nous tenterons une réflexion sur la « crise » de ce régime héroïque de la guerre qui, s’il s’est reproduit depuis des millénaires, semble aujourd’hui se diluer dans la modernité, et laisser place à ces nouvelles formes de violence post-héroïques que sont les guerres civiles et le terrorisme d’une part et les opérations « de frappe » des armées modernes, d’autre part : les unes et les autres apparaissent comme des formes de guerre « déchues », qui ne réalisent aucun projet de société, ne permettent plus d’écrire quelque histoire que ce soit, ne permettent plus d’organiser la mémoire des communautés, ni de produire un modèle de virilité cohérent et viable, mais qui semblent invariablement condamnées à produire et reproduire des sentiments d’humiliation et d’impuissance dévastateurs, politiquement et socialement stériles.

L’ethos guerrier : inhibition de l’instinct de fuite et valorisation de l’agression

On ne naît pas combattant, on ne nait pas « homme violent », on le devient. On le sait, la peur est un atout adaptatif crucial : tout un appareillage instinctuel permet à l’homme de surveiller son environnement en permanence et, en cas de danger, le stress de la peur et de l’angoisse va activer l’instinct de fuite, qui a la particularité de mobiliser toutes les ressources psychobiologiques de l’organisme en une crise d’hyperactivité comportementale dont dépend la survie. L’agression n’a en revanche rien de « naturel » : en discutant la question du « flight or fight » (fuir ou combattre), le spécialiste de la panique, Anthony Mawson, en arrive d’ailleurs à la conclusion que ce n’est que si et seulement si, aucune voie de fuite vers la sécurité n’est disponible pour le sujet que peut s’imposer une sorte d’instinct de « fuite en avant », à savoir d’agression de nature panique, également sous forme de décompensation musculaire hyperactive, dirigée le cas échéant contre la source du danger11 .

Quoi qu’il en soit, dans la guerre, le danger et la réponse agressive n’ont rien d’instinctif, mais sont d’abord le résultat d’une construction symbolique et sociale12 . Et si la guerre s’est pérennisée, c’est parce que les hommes ont très tôt su ériger un barrage symbolique (culturel) capable d’inhiber l’instinct de fuite (naturel) pour promouvoir l’agression au sein de la socialité humaine. Mieux : à la faveur de l’invention de cet outil fatidique qu’est l’arme létale, l’agression d’autres hommes, symboliquement et culturellement identifiés comme « ennemis », devient une condition sine qua non de l’intégration sociale des mâles. La guerre est une praxis sociale signifiante, organisée et socialement intégratrice. Une praxis qui a été massivement assignée aux hommes depuis les origines et c’est la production culturelle d’un système de valeurs spécifiquement viriles qui a permis de frapper la fuite d’interdit, de valoriser le comportement à risque (mortel), en garantissant à l’agression guerrière une valeur ajoutée de reconnaissance sociale, une valeur ajoutée identitaire promouvant l’estime de soi de ceux qui font la guerre. Reconnaissance garantie aux hommes guerriers aussi bien par leurs pairs au combat que par les civils - proches, parents, tous les membres non-combattants de la communauté dont dépend l’estime de soi du guerrier - qui ne peuvent que témoigner leur reconnaissance aux hommes qui les protègent et les défendent au péril de leur vie.

Si l’on en croit les psychologues de l’attachement ou l’éminent théoricien de la reconnaissance Axel Honneth, le besoin de reconnaissance est au fondement de tous les liens comme de tous les conflits interhumains13 . On comprendra dès lors que tant que l’institution qu’est la guerre instaure un consensus social aussi absolu autour d’un modèle comportemental de virilité, le capital symbolique, c’est-à-dire le capital de reconnaissance et d’estime de soi qu’en retirent les guerriers est tel qu’il ne peut qu’alimenter leur motivation. C’est cette articulation de la norme culturelle au besoin intersubjectif le plus « humain » qui a paradoxalement garanti la pérennité de la praxis si « in-humaine » de la guerre. Le corollaire en est bien sûr que, s’ils refusent le combat et le principe du sacrifice, s’ils « cèdent à la peur » - à l’instinct de fuite - les guerriers seront l’objet d’un déni de reconnaissance, d’un mépris implacable ; ils se verront isolés, irrémédiablement exclus du groupe d’appartenance et condamnés, sinon à la mort, dans tous les cas à la honte : à savoir une forme de mort psychique et sociale plus redoutable que la mort, à plus forte raison pour un « vrai » homme dont l’horizon d’attente narcissique n’est rien moins que la gloire et l’honneur aux yeux de toute sa communauté14 .

Gloire et honneur, courage et lâcheté

Dans les sociétés traditionnelles, l’économie de l’honneur et de la gloire, ainsi que de leurs avatars les plus divers, va recycler le besoin psychologique de reconnaissance des combattants pour l’adapter aux exigences de la guerre et optimiser leur comportement au combat. Même hors du champ de bataille, être reconnu comme un « vrai » homme, c’est obéir à la prescription qui commande de mourir les armes à la main plutôt que d’accepter la moindre égratignure à son honneur.

L’ethos guerrier comme modèle de rôle masculin irréfragable déploie dès lors tout le spectre des valeurs viriles, des plus nobles aux plus ignobles, entre les deux pôles opposés qui sont le courage et la lâcheté : la dépénalisation du meurtre dans le cas particulier de la guerre permet la valorisation cardinale du courage lors du combat « à mort » en tant que qualité virile ultime ; inversement la pénalisation de la fuite, en tant que symptôme de lâcheté, représente l’anti-valeur virile ultime, marque d’infamie d’une faiblesse toute « féminine » et prodrome de la honte insupportable.

Cette éthique est transversale à toutes les cultures guerrières, autrement dit à toutes les cultures, malgré les nuances particulières que celles-ci peuvent décliner. C’est là, en quelque sorte, une nécessité du « système » de la guerre qui en révèle paradoxalement la nature relationnelle : il est en effet difficile de faire la guerre sans ennemi à combattre, de faire la preuve de son courage sans combat au « corps à corps » avec un adversaire « de taille ». Aussi tous les hommes sont-ils frères en inimitié potentielle et c’est pourquoi la guerre se définit bel et bien par le combat et non par la liquidation pure et simple de l’autre… d’où cette forme particulière de dépendance de l’autre, somme toute d’ordre affectif, qu’est le besoin de l’ennemi : dans la guerre, le besoin de tuer n’est autre que le corollaire du besoin de faire la preuve que l’on n’a pas peur d’être tué, ce qui n’est certainement pas le cas dans le comportement génocidaire.

Guerre et humiliation

La finalité ultime de la guerre semble au contraire être une transaction de fierté et d’humiliation entre endogroupe et exogroupe où il s’agit pour l’une et l’autre coalitions masculines qui s’affrontent au combat de gagner prestige et fierté par la victoire, et d’éviter l’humiliation de la défaite. Tous les penseurs qui se sont penchés sur la psychodynamique de l’humiliation ont tôt fait d’établir un lien de cause à effet entre le sentiment d’humiliation et le recours à violence15 . On conçoit en général le sentiment d’humiliation comme une forme de « blessure narcissique » spécifique, en ceci que, à la différence d’autres types de sentiments connexes qui sont sources de réactions dépressives (honte, culpabilité), sa nature est plus directement relationnelle et sociale : l’humiliation est ressentie sur un mode interpersonnel et cela est lié au sentiment d’impuissance que nous impose le mépris et le rabaissement aux yeux des autres - ou tout au moins ce que nous imaginons comme tels dans l’image que nous nous faisons de nous-mêmes et des autres. On devine à quel point le contexte de guerre peut surchauffer ce type de dynamique. Le psychiatre James Gilligan, un des plus grands théoriciens du rapport entre humiliation et violence, conçoit le sentiment d’humiliation comme une cause universelle de la violence : « l’objectif de la violence est de diminuer l’intensité de la honte et du sentiment d’humiliation, qui peuvent devenir envahissants, et de les remplacer autant que possible par leur contraire, la fierté, afin de protéger la personne de la sensation de se noyer dans ces sentiments16  ». À l’inverse, Axel Honneth conçoit la lutte pour la reconnaissance comme un moteur universel des conflits sociaux, qui visent invariablement à rétablir une identité morale blessée, humiliée17 . Antichambre de la honte, infamie culturellement stigmatisée à l’extrême pour les hommes, l’humiliation ne peut que les jeter dans un état de stress et d’insécurité émotionnelle hystérique selon les circonstances. L’économie des attentes et interdits culturels liés au rôle de genre masculin radicalise à l’extrême la menace et la crainte des sentiments d’humiliation, sentiments qui, dans le cas de figure paroxystique de la guerre, ne peuvent pratiquement être évités que par le recours à l’usage de la force, à l’agression, à la violence.

S’il est assez aisé d’imaginer l’humiliation des vaincus comme cause de la guerre en maintes occasions, il peut sembler plus difficile d’expliquer par ce type de sentiments les opérations guerrières prédatrices des « conquérants » au sens large, d’Alexandre le grand à Hitler et Staline, en passant par Jules César, Gengis Khan et consorts. Mais précisément la dialectique psychoculturelle de l’honneur et de la peur de la honte peut engendrer ipso facto une hypertrophie de l’estime de soi qui rend le sujet d’autant plus vulnérable à l’humiliation, sur un mode paranoïaque ; d’où une tendance à la recherche obsessionnelle et préemptive de « gloire » pour prévenir toute menace de honte. On sait à quel point les circonstances peuvent alors favoriser l’émergence de chefs charismatiques « ivres de gloire » qui trouveront toujours une bonne raison de se lancer dans une guerre prédatrice et c’est bien le modèle de la guerre conquérante et impérialiste qui aura dominé l’histoire de ces derniers 3000 ans18 .

Quoi qu’il en soit, le script héroïque de l’ethos guerrier exige de facto de faire céder l’ennemi par la violence, de faire basculer l’autre dans la fuite honteuse par la victoire au combat, de l’amener à la reconnaissance de son humiliation, de sa honte, en reconnaissant par là même la préséance du vainqueur et ceci en attestant son infériorité par sa capitulation. La guerre, en ce qu’elle vise invariablement la reconnaissance de la supériorité du vainqueur par le vaincu, est bien la forme la plus radicale d’humiliation institutionnelle au sens où l’entendrait Bertrand Badie19 . Dans la guerre, la blessure psychologique et morale collective est inévitable pour les vaincus, mais elle demeure encodée sur le plan des superstructures culturelles et sociales en tant que résultat d’une transaction violente, celle du combat, et donc en tant qu’humiliation à charge de revanche, potentiellement réversible : en programmant à la fois l’humiliation du vaincu et la gloire du vainqueur, l’ethos guerrier partage avec la réciprocité négative de la vengeance cette nature de transaction violente entre fierté et honte, qui est au fondement de la loi du talion : loi primaire, certes, mais tout de même, comme toute loi, loi régulatrice dont la portée est moins anodine qu’on ne pense car le combat exige une symétrie de moyens qui est le propre de la guerre, qui impose des formes de violence codifiables selon des valeurs morales fondamentales communes, ou tout au moins entendues, qui permettent in fine de départager vainqueur et vaincu et qui différencient la guerre d’un exterminisme de type génocidaire, voire qui tendrait même à le prévenir.

L’ordre de reconnaissance viril

En fait, dans la mesure où les fondamentaux de l’ethos guerrier sont partagés par tous les hommes des deux côtés de la ligne de front, l’institution de la guerre, comme toutes les institutions, fonctionne comme un ordre de reconnaissance mutuelle qui permet l’être-ensemble et l’organise sur un mode normatif20 . La guerre ne se définit pas par la rupture du lien, car il ne fait guère de doute que les communautés en guerre ont bel et bien co-existé ! Toutefois, il s’agit d’une catégorie bien particulière de l’être-ensemble, puisqu’il s’agit du combat « entre hommes » : l’ordre de reconnaissance de la guerre, à l’échelle du rôle de genre masculin dans sa globalité, organise le comportement agonistique et c’est à l’aulne de ses valeurs, règles et normes viriles, que les hommes ont pu depuis toujours se reconnaître les uns les autres en tant qu’hommes, s’évaluer, se mesurer, se respecter et se craindre en tant qu’ennemis.

On a reproché à Jules César de glorifier dans ses récits l’ardeur au combat des gaulois pour se glorifier lui-même à des fins de propagande. C’est évident, mais c’est un faux procès, car ce faisant, il ne fait que répondre à la logique de reconnaissance réciproque qui fonde l’ethos guerrier : dans la configuration éminemment narcissique du combat, la reconnaissance de ma force dépend de la reconnaissance de la force de mon ennemi. Le combat requiert impérativement une systématique qui, sur le champ de bataille, se traduit a priori par une symétrie du risque et une proportionnalité des moyens d’agression, sous la forme canonique du combat. C’est que seule la réciprocité du combat « à armes égales » permet la mesurabilité de la valeur, de la « gloire », de « l’honneur » et de la dignité virils des uns et des autres, où l’on retrouve bien entendu les sources du jus in bello moderne, les règles régissant la conduite des parties à un conflit armé. Ce sont les principes éthiques du combat qui définissent le champ éthique de la guerre depuis toujours et non pas la liquidation de l’autre qui, en la pervertissant, fait sombrer l’usage de la force létale dans le massacre. D’où la centralité totalisante du champ de bataille, souvent fort discutable en termes purement utilitaristes, vers lequel convergent pourtant tout l’imaginaire du guerrier et tous ses apprentissages sociaux, où tout se joue et où tout s’est joué et rejoué au cours des siècles sur un modèle singulièrement uniforme et universel.

Narratif héroïque et mémoire « psychothérapeutique »

C’est probablement par la mise en récit des exploits de leurs guerriers, sacrés comme protecteurs du groupe, que les communautés humaines ont commencé à prendre conscience d’elles-mêmes en tant que telles et à organiser un travail de mémoire orienté d’emblée vers la consolidation de leur cohésion sociale, précisément en prévision de la guerre. Ceci sur la base d’un narratif construisant un mythe de puissance par le truchement d’une lecture sélective refoulant les réalités traumatiques de la « boucherie » sur le champ de bataille – réalités que Henry Dunant a eu le mérite de sortir du non-dit dans son bien nommé « Souvenir de Solférino21  ». La mythologie épique universelle aura en quelque sorte conjuré par la parole les profondes blessures psychiques que la réalité de la guerre inflige aux survivants : une lecture de la réalité organisant le mythe autour du déni et du refoulement d’une réalité de souffrance et contre la menace des sentiments d’impuissance et de honte.

On peut faire l’hypothèse d’une fonction psycho-thérapeutique aussi bien qu’idéologique d’un narratif épique global et transculturel : les plus grands récits épiques problématisent le comportement guerrier, en exposent les dilemmes, les crises, les défis et les enjeux humains toujours renouvelés. Ils donnent à réfléchir et auront nourri des siècles de discussions « entre hommes » sur le sujet obsessionnel de la guerre. Il n’en reste pas moins que jamais l’homme blessé, mutilé au combat, lorsqu’il est mis en scène, n’est jamais problématisé en tant que « victime », une réalité qui reste hors champ, non dite. Il ne sera représenté que comme « héros » blessé, voire comme martyre injustement vaincu.

Même ce que la modernité a appelé « l’histoire » a aussitôt produit un narratif populaire « édifiant » susceptible d’être diffusé par des manuels scolaires, essentiellement articulé par les dates des victoires et des défaites et scandé par les hauts faits de chefs de guerre et autres personnels héroïques. C’est dans le cadre de cet imaginaire social célébrant le modèle héroïque que s’inscrivent enfin les rituels commémoratifs dédiés aux hommes tombés au « champ d’honneur », qui conjurent l’expérience de la perte par une forme de communion de type cultuel. Ils sont la forme de reconnaissance sacrée que la communauté doit à ceux qui ont tout donné et tout perdu, condition du maintien de l’estime de soi et du sentiment d’appartenance des survivants, dont aucun État ne saurait faire l’économie, au risque de fragiliser la cohésion et le consensus sociaux.

Symptomatique de cette opération de lissage et de recyclage de la souffrance par la culture au profit d’une héroïsation symbolique consensuelle de la violence masculine est d’ailleurs le fait que dans la tradition du récit épique, la figure du héros reste intouchable, que ce soit dans la victoire ou dans la défaite : respectivement héros triomphant ou héros martyre, il reste exemplaire et fondateur, représentant de l’idéal masculin de sa communauté, et réinsufflant la motivation belliqueuse au vaincu comme au vainqueur.

Buddy relations (relations de camaraderie)

Si la pression sociale d’une culture et d’un ethos virils héroïques parviennent à conduire l’homme au combat, voire à le faire partir « la fleur au fusil », le choc du réel a toutes les chances de fragiliser aussitôt les certitudes « apprises » et, dans l’environnement hostile et violent de la guerre, c’est l’instinct qui prend le relais. Or, toutes les études modernes sur la psyché du soldat convergent vers un même constat : dans l’enfer sur terre que signifie tout champ de bataille, un homme ne se bat plus « pour la cause » ou pour quelque idée sublime22 . Il se bat et continue à se battre pour rester en lien avec ses camarades, dans une proximité affective qui est la seule base de sécurité psychique qui lui reste. Judith Helman, en citant les recherches de psychiatres focalisant sur le traumatisme de guerre, de rappeler que « la situation de danger permanent conduit les soldats à développer une dépendance émotionnelle extrême à l’égard de leurs camarades et de leurs chefs. Ils ont observé que la morale et l’encadrement d’une petite unité de combat étaient la plus forte des protections contre l’effondrement psychologique [traduction CICR]23  ». Tous les experts de la chose militaire semblent aujourd’hui d’accord : l’immersion dans un environnement de danger permanent génère des liens de dépendance émotionnelle extrême entre les soldats, et entre les soldats et leurs leaders. Et, en l’occurrence, tout soldat sait que pour maintenir ce lien affectif vital il s’agit de se battre et de ne pas « perdre la face » aux yeux de ses pairs. Autrement dit, plus que jamais, la reconnaissance qu’obtient l’homme au combat de la part de ses pairs dans le cadre desdites « buddy relations » lui procure une assise émotionnelle, une forme de fierté et un sens de sa propre dignité d’une qualité exceptionnelle et d’une force sans égale en toute autre circonstance. Ce lien, incomparablement plus puissant que toute autre forme de relation sociale « ordinaire », se déploie horizontalement et verticalement dans la structure militaire classique : l’obéissance inconditionnelle aux ordres du chef, si elle n’est que le résultat de la coercition ou du dressage disciplinaire reste fragile ; mais au combat, la dépendance du leader, figure de protection ultime dans le chaos, est si totale, la loyauté à son égard si vitale que, s’il montre à ses hommes « qu’il est des leurs », qu’il prend des risques et garde la tête froide, son rôle de chef revêt l’évidence affective inconditionnelle propre au lien parental. Enfin, l’attachement du combattant à ses « camarades de combat » (combat buddies) s’inscrit bien entendu dans un continuum plus large de liens affectifs intenses qui sont la condition élémentaire de sa stabilité psychologique : buddy relations sur le front, mais aussi lien avec l’« arrière », le « home front », où le fils écrit au père et à la mère, l’ami à l’ami, l’amant à l’amante ; ces liens, en maintenant la connexion entre la subjectivité du soldat et ses « figures d’attachement », protègent la base de sécurité intérieure dont dépendent sa motivation et son équilibre psychique.

La qualité de lien de cette fraternité spécifiquement masculine au combat est invariablement considérée comme « sacrée » par les combattants eux-mêmes, lesquels sont les mieux placés pour savoir ce qu’ils lui doivent, de ce qu’ils se doivent les uns aux autres sur le plan psychologique. D’ailleurs, inscrite au cœur du chant épique depuis les Thermopyles, elle a toujours contribué à l’éloge de la guerre héroïque comme révélatrice des plus nobles qualités de l’homme. Mais au risque de démystifier la légende, il faut se rendre à l’évidence : ce sont les circonstances et ces liens affectifs qui auront déterminé dans la plupart des cas « l’héroïsme » de tous ces hommes qui se sont retrouvés sans autre alternative que de se jeter dans la mort « héroïquement », parce qu’il leur était tout simplement impossible de perdre la face.

La brutalisation de l’identité masculine

À force de refoulement, de déni, de conditionnement et d’apprentissages sociaux qui consolident tous les mécanismes de défense psychique contre des émotions douloureuses, on finit par perdre l’accès à l’émotion tout court : la réponse adaptative au trauma de la violence est le refoulement et l’assèchement de la sensibilité, de l’émotion, de l’empathie24 . Diminuer la surface sensible pour limiter la vulnérabilité à la douleur, pourrait-on dire. La chute dans la cruauté gratuite ne date pas d’hier et demeure inséparable de l’histoire de la guerre : la violence engendre bien la violence ; l’exposition à la violence et à la brutalité dans la durée, l’expérience de la précarité, du danger et de la souffrance dans l’environnement homosocial des forces armées et des coalitions masculines combattantes, entraine des processus dramatiques de désempathie, de déni du besoin de l’autre ; c’est là un mécanisme de défense fatal, puisqu’il facilite la décompensation du stress et des blessures intérieures les plus sévères par l’agression violente.

On sait que, visant le sang-froid au combat, une brutalisation préventive est orchestrée par tous les apprentissages militaires qui, des hoplites spartiates aux marines, ne cessent de soumettre les hommes à une humiliation intensive pour leur apprendre à mieux résister à ce type de sentiments, à faire régresser l’horizon moral jusqu’au seul respect des ordres de la hiérarchie et, partant, à étouffer en eux leurs émotions jusqu’à ce qu’ils ne soient plus capables de montrer la moindre « faiblesse ». Et ceci, dans des casernes qui rendent les hommes captifs d’un environnement homosocial soumis par mimétisme aux codes de virilité, plus ou moins brutaux dans le geste et la parole, dont il est saturé.

Le continuum de l’humiliation s’étend sur un spectre qui va du plus bénin - qui d’entre nous ne s’est jamais senti ridicule au regard de l’autre, dans certaines circonstances ? - à la plus intolérable douleur intérieure. Or, sur le champ de bataille, l’humiliation se fait « écologique » en ce que tous les composants de la réalité se liguent pour mettre au défi la capacité qu’a l’individu de maintenir son estime de soi et de répondre aux attentes de ses pairs et de ses chefs, face auxquels il est exclu de perdre la face.

Or, au-delà d’un certain seuil, la peur intense face à un danger omniprésent, la perte de contrôle, le stress incoercible, l’incapacité de protéger le camarade, un ouragan de stimuli et d’excitations paralysant toute forme de rationalisation, le choc moral des inévitables atrocités que l’on commet soi-même, l’impression que l’action propre, l’initiative personnelle, rien n’a plus de sens ni d’impact sur le réel : tous les ressentis convergent vers un abime de sentiments d’impuissance qui submergent l’individu incapable de faire face aux attentes « apprises ». De telles conditions, radicalisées à l’extrême, sont précisément le lot des combattants des guerres civiles où il n’y plus de champ de bataille, où toutes les règles de la guerre héroïque s’effondrent dans l’imprévisible et l’ubiquité absolue de la menace mortelle et de la violence sans limites ; et telles sont les conditions dont ont témoigné les combattants lors de la consultation « Les voix de la guerre25  ». Le délitement de la subjectivité peut alors faire basculer groupes et individus dans des comportements hyperactifs et compulsifs de « folie meurtrière » selon la relation de cause à effet instinctive entre humiliation insupportable et violence, telle que la décrit James Gilligan et que nous avons déjà évoquée26 .

La discipline militaire et l’intérêt stratégique ont toujours tenté de cadrer ces formes de « dérapages ». Mais celles-ci ne peuvent que s’intensifier encore lorsque les attentes mêmes de la hiérarchie et du discours social dominant basculent dans le domaine de l’ignoble : tel est le cas dans des environnements de guerre aux tendances génocidaires, des « nettoyages ethniques », des violences collectives exterministes. Or, dans de telles circonstances l’effet pervers des « buddy relations » sera, hélas, de relayer et de favoriser la régression morale : le lien primaire qui, comme on l’a vu, soutient le moral de chaque membre du groupe de combattants et verrouille l’interdit de la fuite est d’abord d’ordre affectif et instinctuel. Il est donc dissocié de toute rationalité morale et les « buddy relations » de devenir le vecteur le plus irrémédiable de la brutalisation des personnalités en cas de massacre et d’extermination organisée, au titre du mimétisme du comportement évoqué plus haut. Dans un contexte d’isolement extrême, possédé, donc aliéné, par la pression d’un milieu totalement pervertissant, pour continuer à appartenir au groupe, éviter d’être mis au ban, par peur inconsciente de l’abandon et pour éviter à n’importe quel prix de « perdre la face », probablement que n’importe quel homme sera prêt à tous les compromis moraux27 .

Finalement c’est des forges de la guerre et de la loi virile brutale des casernes qu’a probablement émergé et que s’est reproduit et diffusé le mythe de la nature de « l’homme violent », dont la personnalité, toute d’autoritarisme machiste, de témérité impulsive, sourcilleuse et vigilante quant à tout ce qui pourrait compromettre son « honneur », arrogante, colérique et insensible à toute forme de sentimentalisme « efféminé », s’affirme comme « dure mais juste » dans le meilleur des cas, dans un monde dont l’homme est l’agent normatif, où la « parole d’homme » fait loi.

Le piège du régime héroïque

En fin de compte, c’est à travers la combinaison des privilèges exorbitants et du capital de reconnaissance qu’ont valu sans discontinuer aux hommes leurs « exploits » à la guerre. De l’interdit de la fuite sur laquelle s’édifie les attentes sociales quant au « courage » des guerriers et de la honte concomitante à la « lâcheté », que la condition masculine aura été prise au piège, piège d’un mythe qui leur interdit de se reconnaître comme le siège de leurs propres émotions, ce qui les a damnés par milliers à aller brûler leur jeunesse dans les feux de l’enfer sur terre qu’est la guerre. Ce modèle a été reproduit, peu ou prou, de génération en génération et rien, ni les pires dérapages moraux, ni les pires souffrances et humiliations, ni les pires destructions, n’a pu infléchir. Au contraire, la dynamique de la guerre s’est nourrie de ces maux, avant que, dès l’aube de la modernité, n’émerge graduellement une nouvelle idéologie culturelle de la masculinité qui trouve ses fins d’accomplissement de soi ailleurs que dans l’usage de la force28 .

Cela dit, il est légitime de se demander si la logique de la guerre qui, tout en déchainant la violence masculine, la circonscrit dans une configuration psychologique et sociale d’échange réciproque et de transaction symboliques, qui de facto la régule et lui fixe des limites, n’a pas eu le mérite de prévenir et de contenir l’extension de comportements « exterministes » qui visent la liquidation de l’autre, ce qui n’est pas dans la nature de la guerre. Comportements qui sont invariablement dus à des situations pervertissantes extrêmes, tels que l’effondrement ou la décomposition des structures communautaires, susceptibles de promouvoir une insécurité émotionnelle extrême et, par voie de conséquence, des processus de brutalisation extrêmes de la subjectivité masculine. C’est là précisément le terreau de la crise post-héroïque de la violence masculine qui s’observe depuis les années 90.

La crise post-héroïque

Dans l’Iliade, Homère, le père du script héroïque en occident, problématise d’emblée le risque de l’hubris, de l’excès de destructivité dans lequel la guerre est susceptible de sombrer : dans la guerre, les hommes se mesurent par l’usage de la force, mais cette confrontation contient le germe de la démesure. L’Occident n’a guère écouté le grand visionnaire et les hécatombes des guerres coloniales, des guerres mondiales et des guerres par procuration au temps de la guerre froide ont été autant de flambées d’hubris qui ont peut-être sonné le glas de l’ethos guerrier conventionnel et immémorial : au cours des quatre derniers siècles, dans le sillage de l’Occident colonial-impérial, le monde s’est lancé dans une course folle à « l’asymétrie du plus fort », cédant de plus en plus aux tendances exterministes et optimisant sans retenue les moyens de destruction, jusqu’à ce que l’arme nucléaire vienne geler cette chute en avant en établissant son modèle définitif de puissance impuissante.

La bonne nouvelle, c’est que la guerre conventionnelle entre États s’en est retrouvée en voie d’extinction et si cet état de fait perdure dans les décennies en cours, il aura probablement sauvé des millions de jeunes hommes que la poursuite de la guerre conventionnelle par les États « comme continuation de la politique par d’autres moyens29  » aurait condamnés à mort.

La mauvaise nouvelle est que, dans maints contextes post-coloniaux et post-impériaux, où ces hécatombes ont asséché les gisements de fierté masculine disponibles, où les hommes ont dû refouler des humiliations abyssales, où des sociétés entières se sont retrouvées déculturées, privées de leur passé, du sens de leur histoire, de leur identité, le « retour du refoulé » était programmé30 . Il ne s’est pas fait attendre et dès l’effondrement de la logique des « blocs » ouest-est, c’est à travers une épidémie de guerres civiles qu’ont explosé les rancœurs, qu’ont crevé les abcès psychologiques et sociaux les plus divers hérités de l’oppression ou de la déculturation, qui sont les synonymes de la « modernité » pour le plus grand nombre dans ce que l’on appelait naguère de « Tiers-Monde ». C’est dans ces guerres civiles que se sont ouvertes les cicatrices de blessures narcissiques insupportables qui n’ont pas obtenu la moindre chance d’être élaborées et dont la décompensation violente était programmée par l’humiliant ressenti collectif d’une forme ou d’une autre d’échec de l’existence.

Dans les faits, ces guerres civiles partagent des traits communs qui ne peuvent qu’intensifier l’humiliation et la démoralisation des combattants : pas de casus belli rationnel, mais l’effondrement de la confiance sociale qui embrase les relations de proximité, de voisinage ; dès lors qu’il n’est plus question de « batailles » dignes de ce nom, que la symétrie du risque et la territorialisation de la bataille se désagrègent, c’est tout l’espace social qui se transforme en « zone de mort ». Zone de mort que toute guerre conventionnelle s’efforce de limiter à une « ligne de front » où le rempart des hommes armés est censé protéger les arrières, les populations civiles, les ressources vitales, autrement dit le territoire « hors champ de bataille » où s’enracine la sécurité émotionnelle de l’ensemble du groupe, à commencer par celle des combattants eux-mêmes.

Dans ces contextes de déculturation de la violence guerrière qui sont ceux qu’ont vécus, pour la plupart, les personnes interrogées dans le cadre de l’enquête « Les voix de la guerre », les passions négatives aveuglent l’ensemble du groupe et se retrouvent encore radicalisées par l’angoisse : l’angoisse de l’imprévisible et de l’incompréhensible ; l’angoisse de tous face à l’inintelligible tuerie entre « voisins », encore impensable hier ; l’angoisse des combattants qui réalisent qu’il ne leur est plus possible de protéger leurs proches dans une violence dès lors privée de sens; l’angoisse liée au manque d’organisation, d’équipement, de formation, de leadership structuré ; l’angoisse de la confusion des signes qui empêche de distinguer le combattant du civil et rend tout l’environnement synonyme de menace mortelle ; autant de facteurs humiliants pour les combattants qui rendent ces hommes d’autant plus susceptibles à la panique et à des processus de brutalisation qui multiplient les comportements exterministes, les atrocités. Dans une telle écologie de peur et de haine la transaction de fierté et d’humiliation à laquelle tant d’hommes s’étaient « courageusement » préparés, bascule dans un continuum de violence passionnelle et perverse, encore alimentée par des motivations mercenaires et vindicatives de toutes sortes, où par le recrutement forcé des jeunes et moins jeunes. Les ressentis d’humiliation intolérables sont alors d’autant plus férocement décompensés par des formes d’agressions délibérément humiliantes, en une escalade de violence qu’il semble impossible de contenir: mutilations, viols, tortures, massacres tissent alors un continuum de violence non seulement hors du champ de toute forme de reconnaissance, de toute forme de fierté, mais visant au contraire un message de mépris et de déni de l’autre ; où enfin il n’y a plus trace de « vainqueurs » après la tuerie, mais où il ne reste que les subjectivités sinistrées des perpétrateurs.

Enfin, avatar ultime de la dissolution de l’ethos guerrier héroïque, le terrorisme et ladite « guerre contre le terrorisme » semblent l’aboutissement d’une lente reconfiguration post-héroïque de la violence collective masculine. Nul doute que le terroriste, comme s’il avait intériorisé la « leçon » de ces guerres, ne cherche plus la « victoire ». Il est probable que les membres de tel groupe terroriste sont convaincus d’une « cause juste31  ». Mais si une doctrine recevable se définit par une articulation rationnelle des fins et des moyens, le rapport qu’établit l’agression terroriste entre les fins et les moyens mis en œuvre pour les atteindre est pour le moins impossible à défendre en termes d’ethos guerrier : les moyens, c’est-à-dire les opérations terroristes, visent la pure et simple humiliation de tous en semant la peur, en forçant la fuite, en imposant sans alternative possible des comportements a priori « honteux » dans la guerre. À l’instar de ce qui s’est produit si souvent lorsque par le passé les opérations de guerre ont « dérapé », il ne s’agit plus de guerre : ce qui reste l’exception dans la guerre devient la règle dans la violence terroriste qui s’en prend de manière ciblée non pas à des adversaires symétriques, mais à des civils sans défense ; aux antipodes de la symétrie du risque du « combat jusqu’à la victoire », le massacre inattendu d’innocents désarmés n’a d’autre but que la seule terreur et la panique. Civils pris pour cibles en tant que représentants d’un mode de vie qui, symptomatiquement, est emblématique de la disqualification historique aujourd’hui des valeurs viriles et de la domination masculine traditionnelles, modèles de socialité devenus en quelque sorte obsolètes et qui sombrent peu à peu dans l’oubli parmi les générations nouvelles.

Dans l’optique qui est la nôtre, le terrorisme peut être interprété comme la forme radicalisée à l’extrême d’une décompensation de sentiments d’impuissance spécifiquement masculins, propres à des hommes humiliés, profondément blessés par l’absence de reconnaissance de la part d’une société dont ils ont l’impression qu’elle les condamne à l’échec programmé de l’existence32 et dont Hans Magnus Enzensberger dresse un portrait incisif dans son ouvrage « Le perdant radical » : le jeune homme à qui les circonstances interdisent l’accès à la modernité, qui a tout perdu, mais qui est le produit du système qui l’exclut, se replie « par défaut » sur des valeurs viriles encodées depuis toujours pour retrouver une estime de soi. Le cas échéant, le passage à l’acte enragé, voire suicidaire comme bombe vivante, peut alors être interprété comme un mécanisme de défense contre le désespoir et le non-sens33  : l’attentat suicide emprunte en effet les valeurs sacrificielles viriles du courage guerrier, mais en les pervertissant radicalement, puisqu’il n’y a plus de combat symétrique, que l’individu qui les perpétue est psychologiquement déjà mort, qu’il ne représente et ne protège personne par son acte, sinon sous une forme fantasmée ; dans le cas du djihadiste, d’une « Umma » qui n’existe évidemment pas dans le réel34  ; mais les terroristes d’extrême droite invoquent des liens communautaires suprématistes tout aussi fantasmés. La radicalité de la violence du perdant serait ici fonction de l’absolue « clôture narcissique » d’un sujet coupé de tout lien social35 et qui le mène aussi bien à la haine de soi qu’à la haine de l’autre ; ses sentiments d’humiliation ne semblent pouvoir être décompensés dès lors qu’en se tuant en tuant « les autres ».

L’impact du « terrorisme islamique » est tel sur la scène globale qu’on en oublie qu’il s’est édifié sur un malentendu fatidique : nous sommes face aujourd’hui à une islamisation de la radicalité bien plus qu’à une radicalisation de l’Islam36 . En effet, ce sont incontestablement des mécanismes psychologiques analogues qui conduisent au passage à l’acte les djihadistes et les loups solitaires tels que les acteurs des tueries scolaires ou les activistes d’extrême droite comme Timothy Mc Veigh ou Anders Breivik. Et, somme toute, on compte bien peu de pratiquants musulmans parmi les nombreux jeunes hommes occidentaux en souffrance et en perte de repères, magnétisés par le djihad de l’État Islamique parce qu’il leur offre un « kit identitaire » qui leur donne l’impression de retrouver un sens à leur vie par la violence37 .

Enfin, la stratégie de « l’asymétrie du plus faible » des terroristes a précisément ceci de mortifiant pour les guerriers occidentaux soudain déchus de leur toute-puissance, qu’elle les rend aussi imprévisibles qu’insaisissables et qu’ils infligent aux forces armées des sociétés modernes pacifiées une des pires humiliations38 . C’est, comme nous l’avons vu, ce qui caractérise les guerres civiles, à savoir l’incapacité des combattants de défendre et protéger les membres de leur propre communauté face à la violence « d’ennemis » que leur mission et leur raison d’être serait précisément de combattre et de « vaincre ». Ironie tragique de ce reflet au miroir de l’impuissance réciproque de ces ennemis complémentaires post héroïques que sont les forces armées conventionnelles et les terroristes sur le terrain : à la suite des échecs cuisants et de l’enlisement de nombre de tentatives d’intervention militaire entreprises sur un mode héroïco-messianique, les États modernes, où l’on ne veut plus que les jeunes hommes meurent « au front », ont fini par opposer à la menace terroriste insaisissable des systèmes d’armes intelligents plutôt que des combattants en chair et en os39 . La guerre entre drones et terroristes présumés, embusqués dans leurs repères, souvent à l’abri du bouclier humain de la population alentour, revêt dès lors des formes de symétrie inédites et insolites : en effet, à des hommes déjà morts transformés en bombes vivantes, les États modernes opposent des systèmes d’armes sans hommes. Et si, bien évidemment, les motivations des uns et des autres sont diamétralement opposées, le terrorisme et la guerre des drones partagent au fond un modus operandi commun, qui se réduit de part et d’autre à une succession erratique et potentiellement sans fin de « frappes » qui ne cherchent plus la « victoire », mais vise la liquidation de l’autre sans le moindre recours au « combat40  » ; rien qui puisse mener à une forme de fierté masculine véritable, rien non plus qui permette la reprise d’une relation de reconnaissance entre ennemis, fût-ce entre vainqueurs et vaincus. Le dialogue est impossible avec le terrorisme, puisque son vrai langage est la violence extrême et arbitraire, langage de la terreur directement adressé aux médias de ses ennemis, qui le relaient et le diffusent en boucle, mais une boucle fatale qui ne fait que reproduire la violence qu’elle dénonce.

Conclusion

Pour résumer, nous pouvons partir du postulat que, dans les années 90, un processus global de reconfiguration de la violence masculine, qui a sans doute été entamé à l’aube de la modernité, mais dont il n’est pas possible ici de retracer l’histoire, s’est intensifié de manière significative. Un régime de violence s’est généralisé que nous désignons comme « post-héroïque » en ceci que, aliénée de ses racines premières, sortie du champ de la guerre, la dramaturgie de l’agression ne consiste plus à promouvoir une transaction entre fierté et humiliation dans le face à face du combat « entre hommes », mais à élaborer des modes opératoires d’essence exterministe dont personne ne peut plus retirer quelque fierté positive. Ces modes s’enferment dans un cycle de violence, de méfiance et de mépris sociaux sans issue dont, outre la propagation continue du terrorisme, la déferlante de violence qui s’abat sur la communauté Rohingya du Myanmar et les formes de violence endémiques qui sont le propre des guerres civiles actuellement en cours en Syrie, au Yémen, ou encore en République démocratique du Congo et au Soudan du Sud, en sont, pour l’heure, les plus récents avatars.

Désormais, au lieu de contribuer à fonder la communauté et renforcer les liens d’appartenance, au lieu de cadrer l’agression par les valeurs socialement intégratrices qui sont celles du combat et de l’ethos guerrier, la violence collective masculine sombre dans la tendance au déni exterministe de l’autre ; ce qui ne peut qu’accroître les sentiments d’humiliation de tous côtés, sentiments délétères qui rendent impossibles les formes de reconnaissance réciproque, affective, juridique, et culturelle qui, selon la typologie de Axel Honneth, sont la condition de la relation sociale, de la coexistence, fût-elle conflictuelle et agressive41 .

L’avenir de cette évolution est incertain. Si la réalité de la violence masculine aujourd’hui dévoile a contrario à l’observateur les fondations mythiques, autoréalisatrices et illusoires sur laquelle s’est construite la pérennisation de la guerre, dans les faits elle se dérobe désormais à toute tentative de donner un sens « noble » à l’agression armée.

Si l’on problématise cette évolution en termes humanitaires, deux conclusions s’imposent. La première est que la majorité des hommes combattant sur la planète aujourd’hui sont à considérer comme victimes actives d’une violence qui, dans les configurations post-héroïques issues de la constante dissolution de l’ethos guerrier, ne peut tout simplement plus être considérée comme une continuation plausible de la politique « par d’autres moyens », ni même comme la source de quelque forme de fierté masculine légitime que ce soit. Or, les nouvelles terra incognita, aussi bien les ghettos de la modernité urbaine que ceux de « zones de danger » considérables comme au Soudan du Sud, en République démocratique du Congo, en Afghanistan ou au Yémen, qui semblent oubliées et dans lesquelles des circonstances systémiques enferment des millions de jeunes hommes démoralisés, assureront toujours le recrutement et la relève aux entrepreneurs de violence post-héroïque. Ce qui devrait suffire à motiver une réflexion sur les moyens qu’il conviendrait de mettre en œuvre pour désenclaver les subjectivités de ces hommes démoralisés et déconnectés du monde, pour rétablir un lien à la réalité qui ne soit pas a priori mortifère, qui puisse proposer des alternatives à la violence là où il ne semble plus possible d’en trouver. Henry Dunant a su sortir du non-dit l’homme blessé physiquement au combat, pour le cibler par l’action de secours ; son héritage ne consisterait-il pas à cibler l’homme blessé psychologiquement et socialement dans un univers de violence qui n’est même plus celui du combat, mais celui d’un syndrome systémique de décompensation brutale de l’échec, de l’impuissance, de l’humiliation ?

La seconde conclusion serait que, dans un contexte global où la réalité dément de plus en plus l’impact des règles relatives à la conduite de la guerre, quels qu’en soient les ajustements, il peut sembler au premier abord que c’est le rappel du droit lui-même qui revêt le caractère d’un travail de mémoire indispensable. Mais ce serait se méprendre sur le fait que ce ne sont pas des violations du droit reconnu qui sont en cause, mais une mutation graduelle des paradigmes mêmes qui étaient au fondement de la guerre42  ; et si cette mutation déplace l’ethos guerrier vers un régime post-héroïque tel que nous venons de l’esquisser, il va falloir sortir du mode prescriptif, car il est peu efficace de diffuser des règles rendues inintelligibles du fait que le cadre de référence qui les certifie – la guerre selon l’ethos guerrier traditionnel – est en train de disparaître, à l’instar de tout l’ancien monde qui est en train de disparaître sous nos yeux.

Il conviendrait alors non pas de rappeler les règles, mais de littéralement rappeler les hommes violents à eux-mêmes. Autrement dit, pour éviter que le DIH ne sombre lui-même dans un mode auto-commémoratif, il faut rétablir un lien psychologique et social entre la norme et les hommes, en s’adressant directement à leur besoin de reconnaissance, qu’ils partagent avec tous les êtres humains. Il ne s’agit donc ni d’évangélisme naïf, ni de vœu pieu, ni de marketing, ni de psychanalyse collective, mais du rétablissement d’un dialogue avec des hommes souffrant précisément de leur exclusion dans notre modernité. Le but final serait de problématiser les enjeux par le dialogue avec les plus concernés, sans a priori, au lieu d’apporter des réponses toutes faites. Impossible ? Peut-être. La spécificité du CICR n’a-t-elle pas toujours été de continuer à « parler avec le diable », à rencontrer sans préjugés et quelles que soient les circonstances, tous les acteurs de la guerre ? Lors de l’enquête, « Les voix de la guerre », laquelle a, pendant quelques mois, radicalisé la dimension interactive de sa mission auprès des combattants de tous bords, on a souvent douté de ce que la rencontre et le dialogue fussent même possibles avec certains groupes armés particulièrement violents. Concluons en évoquant l’une de ces rencontres a priori impossibles : en 1999, en Afrique du Sud, une équipe en charge d’un projet est parvenue à rencontrer un groupe d’ex-miliciens, des hommes indubitablement « dangereux », armés de pied en cape, et dont la tête était mise à prix. Or, non seulement ils ont accepté la rencontre mais, graduellement, se sont ouverts sur leurs propres violences, dont ils ont discuté avec authenticité. À la fin de la discussion, l’imposant commandant du groupe s’est levé l’air sombre, faisant craindre le pire. Mais au contraire, il s’est approché du chef d’équipe et lui a tenu ces propos : « vous savez, tout le monde nous prend pour des bêtes sauvages et mes mains sont souillées de sang ; mais cette conversation m’a rendu un peu de dignité43  ». Peut-on être plus clair sur la condition masculine post-héroïque ? Mais aussi, n’y a-t-il pas le germe de quelque perspective concrète dans cette discussion qui semble rappeler ces hommes à eux-mêmes et leur apporter une plus-value d’estime de soi par la simple reconnaissance que signifie le dispositif bien réel de cet entretien ? N’y a-t-il pas ici la perspective très pragmatique d’une rencontre possible, d’un rétablissement du lien, là où on l’attendrait le moins au monde ?

  • 1S’il est vrai qu’historiquement, les combattants ont été en majorité des hommes, des filles et des femmes ont aussi participé à des conflits, à la fois en faisant partie des forces militaires combattantes et en étant victimes de violences sexuelles et basées sur le genre. Dans cet article, l’auteur centre ses réflexions sur l’expérience des hommes sur les lignes de front.
  • 2Les notions de « terrorisme » et de « guerre civile » ne sont pas définies en droit international. Pour ce qui est du terrorisme, nous nous référerons par la suite à la définition du terrorisme proposée par A. P. Schmid, à savoir « une méthode d'action violente répétée inspirant l'anxiété, employée par des acteurs clandestins individuels, en groupes ou étatiques (semi-) clandestins, pour des raisons idiosyncratiques, criminelles ou politiques, selon laquelle — par opposition à l'assassinat — les cibles directes de la violence ne sont pas les cibles principales. Les victimes humaines immédiates de la violence sont généralement choisies au hasard (cibles d'occasion) ou sélectivement (cibles représentatives ou symboliques) dans une population cible et servent de générateurs de message ». Alex P. Schmid et Albert J. Jongman, Political terrorism: a new guide to actors, authors, concepts, data bases, theories and literature, New Brunswick, Transaction Books, 1988, p. 28 Quant à la « guerre civile », terme au contenu encore plus difficile à cerner s’il en est, il ne désignera pas les guerres de libération, de décolonisation ou d’indépendance telles que retenues par la typologie conventionnelle des guerres civiles, mais les guerres civiles à caractère communautariste, ethnique et religieux telles qu’elles se multiplient à la fin du XXe siècle : guerres entre « voisins » certes, mais littéralement guerres « contre les civils », qui en sont les premières victimes ; guerres infra-étatiques qui se caractérisent par l’irruption d’une violence qui bouleverse les structures internes d’une communauté dont les sous-groupes constitutifs coexistaient jusque-là dans un territoire commun, et sur la base de compromis équilibrés. Guerres enfin qui trouvent leur origine dans une explosion d’évènements traumatiques provoqués par la rupture de la confiance sociale, et se caractérisent par une violence qui fait voler en éclats le contrat social. L’histoire récente de l’Afghanistan témoigne d’une chute dramatique de la guerre de libération dans la guerre civile de type « inter-ethnique » : c’est au moment de la victoire contre le régime d’obédience soviétique et l’Armée rouge que la guerre, jusque-là guerre de libération porteuse de sens, de fierté et d’espoir pour chacun, a basculé dans une lutte fratricide aussi absurde que meurtrière entre clans, factions et ethnies rivales.
  • 3Le projet « Les voix de la guerre » a consisté en un sondage quantitatif et qualitatif auprès des populations, des combattants et des civils, dans 12 régions dévastées par la guerre durant la seconde moitié du XXe siècle : l’Afghanistan, la Bosnie-Herzégovine, le Cambodge, la Colombie, le Salvador, la Géorgie et l’Abkhazie, Israël et la Palestine, le Liban, le Nigeria, les Philippines, la Somalie, l’Afrique du Sud. Au total, plus de 14.000 civils et combattants ont répondu au questionnaire, plus de 100 groupes de discussion ont eu lieu, dont certains dans des régions exceptionnellement difficiles d’accès. Pour une synthèse à mi-parcours des résultats de cette enquête, voir CICR, The People on War Report: ICRC Worldwide Consultation on the Rules of War, Genève, octobre 1999, disponible sur : www.icrc.org/en/publication/people-war-report-icrc-worldwide-consultati… (tous les liens internet ont été vérifiés en mars 2022).
  • 4Pour une illustration des dilemmes qui surviennent dans l’après-guerre froide quant aux modalités de la mise en œuvre du DIH, voir a réflexion critique du Dr Dale Stephens, « Behaviour in war: The place of law, moral inquiry and self-identity », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 96, n° 895-896, 2014.
  • 5Gilbert Holleufer, Jennifer Leaning et Nancy Briton, « Afghanistan: Country report» ; « Bosnia-Herzegovina : Country report » ; « Israel and Palestine: Country report», in The Harvard People on War Project, 2002 (inédit, en possession de l’auteur).
  • 6Gilbert Holleufer et Philippe Cotter, La vengeance des humiliés, les révoltes du 21è siècle, 2008, p. 12. Cette publication ad hoc, à laquelle nous empruntons ici nos références au projet Les voix de la guerre, synthétise les résultats majeurs des recherches entreprises à Harvard.
  • 7Ibid.
  • 8Maryam Khalid, « Gender, Orientalism and Representations of the “Other” in the War on Terror », Global Change, Peace & Security, vol. 23, n° 1, 2011. L’expression « toxic masculinity » (masculinité toxique) est aussi liée à la guerre ; voir Robert W. Connell, Masculinities, 2e éd., Polity Press, Oxford, 2005 ; Michael S Kimmel, Jeff Hearn and Robert W Connell (dir.), Handbook of Studies on Men and Masculinities, Sage, Thousand Oaks, CA, 2005.
  • 9Toutefois, voir M. S Kimmel, J. Hearn et R. W Connell (dir.), op. cit. note 8, qui soulignent l’influence à la fois du genre et de la culture dans ce qui façonne les codes masculins. Dans cette optique anthropologique, les rôles de genre masculin et féminin ne doivent en aucun cas être confondus avec des caractéristiques biologiques. Nombreuses sont les femmes qui ont emprunté le rôle de genre traditionnellement assigné aux hommes par les cultures les plus diverses pour aller se battre au front « comme des hommes ». Les femmes combattantes kurdes, « héroïques » dans la guerre de libération que conduit leur communauté face à l’État islamique, en sont aujourd’hui l’exemple le plus connu, mais on pourrait multiplier les exemples par le passé. Pour en savoir plus sur les sur les rôles du genre masculin, voir R. W. Connell, op. cit. note 8. « Parler des masculinités revient à parler des relations de genre. Les masculinités ne sont pas un équivalent des hommes ; elles concernent la position des hommes dans un ordre genré. Elles peuvent être définies comme les modèles, en pratique, par lesquels les gens (hommes et femmes, mais principalement les hommes) se positionnent ainsi [traduction CICR] : Raewyn Connell, « Masculinities », disponible sur : http://www.raewynconnell.net/p/masculinities_20.html.
  • 10Il y a certains points communs entre l’ethos du guerrier et le concept de masculinité hégémonique. Pour en savoir plus, voir R. W. Connell, op. cit. note 8.
  • 11Anthony Mawson, Mass Panic and Social Attachment: The Dynamics of Human Behavior, Ashgate, Farnham, 2012.
  • 12Ibid.
  • 13Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, Folio, Paris, 2013 (traduction par Pierre Russch). À propos de la théorie de l’attachement, les travaux de son créateur, John Bowlby, constituent la principale référence : voir John Bowlby, Attachment and Loss, vol. 1 : Attachment, Basic Books, New York, 1969 ; Attachment and Loss, vol. 2 : Separation: Anxiety & Anger, Hogarth Press, London, 1973 ; et Attachment and Loss, vol. 3 : Loss: Sadness & Depression, Hogarth Press, Londres, 1980.
  • 14Il n’y a pas une seule conception de ce qu’est un « vrai homme ». On peut dire que cette expression désigne des normes qui varient selon la géographie, la culture et le temps. Voir Michael Kimmel et Amy Aronson, Men and Masculinities: A Social, Cultural, and Historical Encyclopedia, vol. 1 : A–J, ABC-CLIO, Oxford, 2004.
  • 15Voir, par exemple, James Gilligan, Preventing Violence, Thames and Hudson, New York, 2001.
  • 16Ibid., p. 29.
  • 17A. Honneth, op. cit. note 13.
  • 18Nous rejoignons ici la pensée de Axel Honneth qui ne conçoit pas les conflits sociaux en termes d’intérêts biologiques ou matériels per se ou pour la conservation de soi, mais toujours sous l’angle de la demande de reconnaissance symbolique, reconnaissance que matérialisent précisément les biens matériels et privilèges souvent exorbitants que briguent le besoin de reconnaissance hypertrophié des « puissants ».
  • 19Voir notamment Bertrand Badie, Le temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob, Paris, 2014, p. 13. Badie définit très simplement le concept d’humiliation institutionnelle comme le procédé par lequel un statut inférieur au statut souhaité par un individu, un groupe ou un État, est conféré de manière autoritaire par un autre individu, groupe ou État, ce qui place donc ceux-ci en position de supériorité. En temps de guerre, ce procédé atteint son paroxysme.
  • 20Pour davantage de précisions sur la notion « d’ordres de reconnaissance » en tant que grandes organisations qui structurent l’interaction sociale, voir Paul Ricœur, Le Juste, Éditions Esprit, Paris, 1995.
  • 21Henry Dunant, Un souvenir de Solférino, Imprimerie Jules-Guillaume Fick, Genève, 1862.
  • 22La littérature sur le sujet est abondante depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui : voir, par exemple, S. L. A. Marshall, Men against Fire: The Problem of Battle Command, University of Oklahoma Press, Norman, OK, 1947 ; Morris Janowitz, The Professional Soldier: A Social and Political Portrait, The Free Press, Glencoe, IL, 1960 ; Leonard Wong, Thomas A. Kolditz, Raymond A. Millen et Terrence M. Potter, Why They Fight: Combat Motivation in the Iraq War, Strategic Studies Institute, US Army War College, Carlisle, PA, 2003.
  • 23Judith Herman, Trauma and Recovery, Basic Books, Philadelphia, PA, 1992, p. 25.
  • 24À propos de l’origine traumatique de la violence et de sa transmission entre générations par les apprentissages sociaux dans les sociétés patriarcales disciplinaires et autoritaires, voir l’étude très intéressante de Felicity de Zulueta, From Pain to Violence: The Traumatic Roots of Destructiveness, John Wiley & Sons, Chichester, 2006.
  • 25CICR, op. cit. note 3.
  • 26J. Gilligan, op. cit. note 15, p. 29.
  • 27À propos de ce type de descente aux enfers collective, impossible de ne pas renvoyer à l’incontournable ouvrage de Christopher Browning, Ordinary Men: Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland, Harper Collins, New York, 1992. Mais les témoignages exceptionnels des tueurs Hutus rapportés du Rwanda par Jean Hatzfeld sont peut-être encore plus éclairants. Voir Jean Hatzfeld, Une Saison de Machettes, Points, Paris, 2005 ; et La Stratégie des Antilopes, Points, Paris 2008.

  • 28Voir Robert Muchembled, A History of Violence: From the End of the Middle Ages to the Present, Polity Press, Cambridge, 2011 ; Norbert Elias, The Civilizing Process, 2e éd., Wiley-Blackwell, Londres, 2000.
  • 29Voir Carl von Clausewitz, De la guerre, (publié en 1832), traduit de l’allemand par Denise Naville, Les Éditions de Minuit, Collection Arguments, 1955.
  • 30Par exemple, on peut citer : Afrique du Sud, Afghanistan, Angola, Congo, ex-Yougoslavie, Libéria, Mozambique, Somalie, Soudan du Sud, Irak, Libye, Syrie, Yémen. À cette liste qui n’est pas exhaustive, on ajoutera, en soulignant une évidente différence d’échelle, le génocide rwandais, dont les causes s’inscrivent partiellement dans une dynamique analogue à celles des guerres civiles de l’après-guerre froide. S’il s’agit là d’une tendance qui nous paraît paradigmatique, il convient cependant de noter que dans certains contextes conflictuels infra-étatiques, les motivations « héroïques », le sens de sa propre histoire et des finalités subsistent indiscutablement. Dans la lutte des communautés kurdes pour l’autodétermination ou dans le conflit israélo-palestinien, pour ne prendre que ces exemples, la motivation et la bravoure de nombre de combattants se nourrit, bien qu’à des degrés divers, d’un script héroïque cohérent et consensuel.
  • 31C’est le propos, certes contre-intuitif, de Scott Atran, qui estime que l’occident commet une erreur stratégique majeure en fermant les yeux sur la capacité d’attraction véritable de l’État Islamique. Scott Atran, L'État Islamique est une Révolution, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2016, disponible sur : http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-L_État_islamique_est_un….
  • 32Voir Jeff Hearn, « From Hegemonic Masculinity to the Hegemony of Men », Feminist Theory, vol. 5, n° 1, 2004.
  • 33Voir Hans Magnus Enzensberger, Le perdant Radical, Gallimard, Paris, 2006.
  • 34Si le spécialiste de l’Islam Olivier Roy a raison d’affirmer que l’« Umma », la communauté musulmane totalisante, n’existe pas sinon sous forme de fantasme plutôt occidental, les témoignages figurant dans «  Les voix de la guerre » et recueillis en Afghanistan ont souligné à quel point une forme « d’umma idéale » reste cependant une référence dans l’esprit de nombreux musulmans exposés à la violence et à la dissolution de leur culture particulière, qui y trouvent un espoir consolateur d’identité « supérieure ». Voir G. Holleufer et P. Cotter, op. cit. note 6, p. 25 et s.
  • 35Dans la conclusion de son ouvrage, Hans-Magnus Enzensberger souligne sans ambiguïté la nature systémique du phénomène du « perdant radical », qui est un produit de notre modernité : « (Les) attentats (des perdants radicaux) représentent un risque toujours présent en arrière-plan, comme la mort sur les routes, à laquelle nous nous sommes habitués. Il faudra bien qu’une société globalisée (…) qui produit constamment de nouveaux perdants, en prenne son parti ». H. M. Enzensberger, Le perdant radical, op. cit. note 33, p. 57.  La modernité qui ne cesse d’exclure certains individus dont la violence ne peut donc en aucun cas être réduite à quelque pathologie de la subjectivité individuelle.

  • 36Voir notamment Olivier Roy, Le Djihad et la Mort, Éditions du Seuil, Paris, 2016.
  • 37S. Atran, op. cit. note 31
  • 38L’auteur choisit de prendre pour exemple les sociétés occidentales car il croit qu’elles pourraient se sentir particulièrement frustrées dès lors que l’Occident a tendance à se considérer lui-même comme étant responsable de la sécurité mondiale.
  • 39Il faut ici signaler la féconde réflexion de Edward Luttwak sur « la guerre post-héroïque », Luttwak analyse par le menu la tendance occidentale à éviter les pertes humaines et ses conséquences sur la conduite de la guerre, notamment dans son essai « Toward postheroic warfare », Foreign Affairs, mai-juin 1995. Dans notre perspective nous utilisons cependant le terme « post-héroïque » dans une acception plus vaste, qui vise à inclure le vécu des combattants des armées conventionnelles et de ceux des formations irrégulières contemporaines les plus diverses dans une même réalité psycho-sociale globale.

  • 40Sur les enjeux éthiques inattendus de la guerre des drones, voir le remarquable ouvrage de Grégoire Chamayou, Théorie du Drone, La Fabrique Éditions, Paris, 2013.
  • 41A. Honneth, op. cit. note 13.
  • 42Par exemple, nombreux sont les combattants qui n’ont aucune connaissance du droit international humanitaire. On pourrait imaginer que leur culture aurait dû leur enseigner quelques règles de base du combattant, mais ce peut ne pas être le cas aujourd’hui au vu de la déculturation globale mentionnée ci-dessus qui la place loin des « paradigmes » traditionnels de la guerre.
  • 43Il s’agit d’une anecdote de l’auteur.

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