IRRC No. 910

Note d’opinion…Mon expérience en Turquie, en Iran et en Chine : la nécessité pour le CICR de s’adapter à un monde multipolaire

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Cette note d’opinion est une réflexion sur les défis auxquels le CICR est confronté dans des pays émergents qui veulent être entendus dans le monde humanitaire sans faire partie des principaux donateurs. L’auteur souligne combien le sentiment d’humiliation que l’on perçoit  dans les récits de ces pays est important. Après avoir énuméré quelques activités qui peuvent être développées dans ces pays, l’auteur présente le concept d’ancrage stratégique élaboré par le CICR pour travailler mieux dans un monde qui devient de plus en plus multipolaire.

"Parce que les Occidentaux ont cru, avec la fin de l'Union soviétique, avoir gagné la bataille de l'Histoire et pouvoir désormais régner en maîtres, ils sont déboussolés par le monde qui se dessine sous leurs yeux, si peu conforme à leurs espérances (…)

C'est tout cet universalisme occidental à la fois bien pensant, bien intentionné, hégémonique, paternaliste et sûr de lui, bouffi d'irréalisme et embrumé d'irrealpolitik, qui s'est heurté aux réalités."

Hubert Védrine1

Introduction

Comment le Comité International de la Croix Rouge (CICR) – une organisation née en Europe au 19e siècle, promoteur et gardien de règles et de principes humanitaires universels – s’adapte-t-il  aux nouvelles réalités d’un monde multipolaire en gestation, telles que décrites en 2007 par Hubert Védrine,  l’ancien ministre français des Affaires étrangères, dans son livre Continuer l’Histoire ? Pour répondre à cette question, je vais décrire certaines spécificités de trois pays émergents dans lesquels j’ai travaillé ces dix dernières années, trois pays qui font entendre sur la scène internationale une voix qui leur est propre, y compris dans le domaine de l’humanitaire, à savoir la Turquie (2006-2009), l’Iran (2009-2013) et la Chine (2013-2016).

Depuis la fin de la guerre froide, le CICR est actif principalement dans les pays qui reçoivent de l’assistance (pays récipiendaires) et il maintient un dialogue structuré avec les pays, en majorité occidentaux, qui financent cette assistance (pays donateurs). Comme la plupart de mes collègues, j’ai appris le métier de délégué dans des contextes opérationnels où les autorités permettent au CICR de travailler dans le respect de ses modalités d’action, à commencer par l’accès direct aux bénéficiaires de ses activités de protection et d’assistance.  Le dialogue n’est pas toujours facile, mais il repose sur une lecture partagée des enjeux humanitaires à l’ordre du jour.

En Turquie, les offres de service de mes prédécesseurs à partir de la fin des années 80 pour mener une action en faveur des personnes affectées par la violence dans le Sud-est du pays se sont heurtées à un refus des autorités. En Iran, après un dialogue difficile dans les années 80 sur les prisonniers de la guerre avec l’Irak, le CICR a été prié de quitter le pays en 1992. En Chine, le dialogue mené tout au long des années 90 sur l’accès aux personnes privées de liberté, n’a pas permis de démarrer des visites dans les prisons du pays.

Dans les années 2000, le CICR a pu prendre (ou reprendre) pied dans ces pays. En 2003, l'invasion de l'Irak par une coalition menée par les États-Unis marque le début de la seconde guerre du Golfe2 .  En Turquie et en Iran, des missions temporaires sont établies à Ankara et à Téhéran pour participer aux efforts de coordination de l’action humanitaire en faveur des victimes de ce conflit3 . En Chine, une délégation régionale du CICR pour l’Asie de l’Est a été ouverte à Beijing en 2005 suite à la signature d’un accord de siège avec les autorités chinoises.

Au début de chacune de mes missions dans ces trois pays, j’ai pu mesurer toute l’influence du récit national sur la manière dont le CICR mène ses activités. Les lignes qui suivent portent sur le « plus jamais ça » de la Turquie, de l’Iran et de la Chine, sur les activités du CICR dans ces contextes et sur le concept d’ancrage stratégique développé par le CICR pour ouvrir le champ à des approches adaptées aux nouvelles réalités d’un monde multipolaire en gestation tel que décrit par Hubert Védrine au début de cette note d’opinion.

À chacun son « plus jamais ça »

À travers sa présence dans ces pays, le CICR a développé une meilleure compréhension de leur perspective sur eux-mêmes et sur le monde. On sait que la Turquie, l’Iran et la Chine ont en commun un passé impérial, une culture millénaire et une volonté de réémerger sur la scène internationale comme acteurs majeurs. Ce qu’on apprend rapidement en vivant sur place, c’est qu’ils ont aussi en commun la perception d’avoir été humiliés par l’Occident qui les a dépouillés de leur statut de puissance au 19e et 20e siècle.

Comme le rappelle Hubert Védrine, avec la fin de la guerre froide et l’émergence d’un monde unipolaire, nombreux sont ceux qui ont cru qu’un nouvel ordre international était en train de se mettre en place avec pour légitimité la Charte des Nations unies et les valeurs universelles qui la sous-tendent et pour narratif commun un « plus jamais ça » tiré de l’expérience tragique de l’Europe, qui s’est autodétruite dans la première moitié du 20e siècle à travers deux conflits mondiaux et un holocauste.

Turquie, Iran et Chine ont un autre vécu. Pour ces trois pays, le « plus jamais ça » n’est pas lié aux conflits mondiaux du 20e ni à l’holocauste du peuple juif.

En Turquie, le « plus jamais ça », c’est le démantèlement de l’Empire ottoman tout au long du 19e siècle qui aboutit au traité de Sèvres de 1920 ne laissant à l’empereur qu’une parcelle du territoire anatolien. Les forces nationalistes d’Atatürk rejettent cet accord et se lancent dans une guerre de libération contre la France, le Royaume Uni, l’Italie et la Grèce qui aboutit au traité de Lausanne du 24 juillet 1923, date de naissance de la Turquie moderne. Pour les Turcs, Sèvres reste le symbole de l’humiliation de leur pays qui, grâce à Atatürk, a pu renaître et se transformer en un « foyer national » pour les populations turques persécutées à travers le monde. Atatürk a créé un état nation sur le modèle occidental, avec l’armée garant de la laïcité. Durant ces dernières années, les autorités turques revendiquent le passé ottoman de leur pays et remettent en question l’interprétation stricte de la laïcité telle que voulue par Atatürk.

En Iran, le « plus jamais ça », c’est le coup d’état de 1953 orchestré par la CIA contre le gouvernement démocratiquement élu de Mossadegh. En 1979, l’Ayatollah Khomeiny renverse le Shah et instaure la République islamique d’Iran en prenant bien garde de ne pas subir le sort de Mossadegh. En fin d’année, des étudiants prennent le contrôle de l’ambassade des États-Unis et gardent en otages 43 diplomates américains. Le droit international se trouve bafoué et l’Amérique humiliée. Au-delà du coup d’état de 1953, le « plus jamais ça » de la République islamique d’Iran est largement inspiré par la mémoire des injustices subies par les musulmans de confession chiite au travers des siècles. C’est au nom de cette mémoire que la République islamique se positionne sur la scène internationale comme résistant aux « Puissances de l’Arrogance » qu’elle accuse d’avoir un comportement d'expansion impérialiste et une vision dénigrante et rabaissante à l'encontre des peuples visés.

En Chine, le « plus jamais ça », c’est le « siècle d’humiliations » qui voit l’empire sombrer et le pays se déchirer durant la seconde moitié du 19e siècle et la première du 20e face aux agressions des puissances coloniales occidentales dans un premier temps et plus tard du Japon.  Aujourd’hui, c’est le massacre de Nanjing en 1937 par les forces d’occupation japonaises qui est devenu le symbole du « plus jamais ça ». La légitimité du pouvoir est liée à sa capacité de préserver la paix et de maintenir l’unité nationale, à commencer par Taiwan dont l’indépendance constitue une ligne rouge pour les autorités chinoises.

La Turquie, l’Iran et la Chine ont vécu comme des humiliations leur relégation à partir du 19e siècle au rang de puissances inférieures. Définie par Bertrand Badie dans son livre Le temps des humiliés comme « prescription autoritaire d’un statut inférieur à celui souhaité et non conforme aux normes énoncées4  »,  l’humiliation favorise des rapports asymétriques entre États de fort à faible ou de faible à faible.

Pour sortir de l’humiliation, les dirigeants turcs, iraniens et chinois ont d’abord tenté à marche forcée d’occidentaliser leur société durant la première moitié du 20e siècle pour ensuite se réapproprier leur héritage culturel et revendiquer leur droit à la différence, en réaction à l’universalisme occidental.

En Iran, après la révolution de 1979 qui s’est réappropriée l’Islam, c’est désormais le passé préislamique du pays qui est réhabilité. Par exemple, suite à un prêt par le British Museum, plus d’un demi-million d’Iraniens ont pu voir à en 2010-2011 à Téhéran le Cylindre de Cyrus, considéré par certains comme la première charte des droits de l’homme5 . En Chine, après la révolution culturelle (1966-1976) qui a tenté de faire table rase sur le passé et après plusieurs décennies de marche forcée vers le développement économique, les autorités font désormais la promotion d’un « rêve chinois » réconciliant présent et passé de la nation6 . La Turquie quant à elle cherche à faire entendre sa voix en se repositionnant comme héritière de l’empire ottoman7 .

Ces revendications identitaires de la Turquie, de l’Iran et de la Chine ne sont pas nouvelles au sein du monde Croix-Rouge comme l’illustrent les exemples des Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (Sociétés nationales) de ces pays nées avant la Première Guerre mondiale, à une époque où les empires ottoman, perse et chinois se sentaient menacés.  La Société nationale ottomane est créée en 1868, mais se développe à partir de 1876 avec l’usage du croissant rouge, symbole impérial turc. La Société nationale iranienne (qui était la Perse, à l’époque) adopte l’emblème du lion-et-soleil rouge, symbole impérial perse proposé comme emblème protecteur dès 1907 lors de la Conférence internationale de La Haye.  Ces deux symboles impériaux sont reconnus comme emblèmes protecteurs au même titre que la croix rouge lors de la Conférence diplomatique de 19298 . Les velléités de la Société nationale chinoise, née en 1904, d’adopter son propre emblème, sont restées sans suite.

Activités du CICR en Turquie, Iran et Chine

En Turquie, en Iran et en Chine, le CICR n’a que rarement accès à des victimes, en dehors des situations de conflits armés internationaux9 . Ces pays émergents ne veulent être ni récipiendaires d’assistance humanitaire, ni rejoindre le club des pays donateurs du CICR.  Quels types d’activités le CICR développe-t-il dans ces contextes ?

Promouvoir la diplomatie humanitaire

Les autorités à Ankara, Téhéran et Beijing ont été intéressées par la capacité du CICR de travailler dans les contextes internationaux les plus brûlants. On le voit à travers l’actualité, Turquie, Iran et Chine veulent se projeter dans le monde. Au-delà de leurs intérêts économiques, leur statut de puissance régionale (voire globale pour la Chine) les amène à se positionner, y compris dans le domaine humanitaire, là où le CICR est le plus opérationnel.

Le soutien diplomatique de ces pays est devenu essentiel dans les conflits contemporains les plus emblématiques comme l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, le Soudan ou la Somalie.  En Chine, les autorités qui veulent jouer un rôle de puissance « responsable10  » ont montré à plusieurs reprises qu’elles étaient prêtes à soutenir diplomatiquement le CICR. En Iran, la crise syrienne a permis d’élargir et d’approfondir le dialogue avec les autorités. La Turquie, qui a organisé en mai 2016 le Sommet humanitaire mondial, veut être reconnue comme « puissance humanitaire ».

Renforcer le respect du droit international humanitaire

Les activités de promotion du droit international humanitaire (DIH) permettent au CICR d’avoir des contacts directs avec les autorités civiles et militaires concernées. Au-delà des réunions entre experts qui comprennent et soutiennent le droit humanitaire, comment favoriser l’intégration et la mise en œuvre de normes internationales dans les systèmes de pays en pleine réaffirmation identitaire ?

Un des moyens d’éviter que ces normes soient considérées comme des corps étrangers consiste à rappeler leur enracinement dans la mémoire collective du pays.

La Turquie, puissance régionale membre de l’OTAN, veut jouer un rôle de lien entre l’Occident et le monde islamique. En 2008, en invitant à Istanbul les Sociétés nationales des pays membres de l’Organisation de la conférence islamique aux cérémonies marquant le 140e anniversaire de sa création, le Croissant-Rouge turc s’est présenté comme « la mère du croissant rouge » dont les racines remontent à l’origine de la codification du droit humanitaire. Cette initiative rappelle qu’en adaptant le DIH à ses besoins, l’empire ottoman a ouvert la porte à la contextualisation d’un droit qui, au-delà de quelques cercles spécialisés, reste jusqu’à ce jour peu connu et pas toujours bien compris en Turquie.

À travers sa révolution de 1979, l’Iran a mis l’Islam au cœur de son système politique et a rompu ses liens stratégiques avec l’Occident.  La question de la compatibilité entre le DIH et Islam s’est posée lors de l’action du CICR en faveur des PG irakiens de la guerre Iran-Irak (1980-1988). Au début du conflit, les autorités iraniennes ont décidé d’offrir aux PG irakiens un traitement conforme aux prescriptions de l’Islam, ce qui les a mises en porte à faux avec certaines de leurs obligations internationales découlant des Conventions de Genève. 20 ans plus tard, alors que l’Irak redevenait un champ de bataille, la question était de nouveau d’actualité. C’est dans ces circonstances que le CICR initie un dialogue sur l’humanitaire dans la ville sainte de Qom avec des experts en jurisprudence islamique. En 2016, lors d’une conférence à Qom marquant le 10e anniversaire de l’ouverture de ce dialogue, le Président du CICR s’est félicité des progrès effectués tout en rappelant « la nécessité de transposer les conclusions des travaux académiques relatifs au dialogue sur le DIH et l’islam en des actions humanitaires concrètes dans les régions confrontées à des conflits [traduction CICR]11  ». Ces efforts de promotion du DIH auprès des cercles religieux se font en complément du travail auprès des autorités civiles et militaires responsables de sa mise en œuvre et de son respect sur le plan national et international.

Depuis la fin de sa révolution culturelle en 1976, la Chine a mis la paix et le développement au centre de sa politique. Aujourd’hui, les nouvelles générations n’ont pas la mémoire des guerres qui ont marqué leur pays tout au long du 19ème siècle et jusqu’au milieu du 20ème siècle. En octobre 2016, l'exposition créée par le Musée d'art et d'histoire de Genève, le CICR et le Mémorial de Caen pour marquer le 150ème anniversaire des Conventions de Genève a été montrée à Pékin au public chinois, après intégration - en collaboration avec la Croix-Rouge chinoise et sa Fondation - des éléments tirés de l’expérience nationale12 , permettant ainsi au grand public de voir sa Société nationale active tout au long du 20ème siècle, y compris durant les heures sombres des années 30-40 où le pays était divisé et occupé par des forces étrangères.

Développer un dialogue protection pour avoir accès aux personnes privées de liberté

Dans cette nouvelle ère de la politique internationale où les droits de l’homme et la rhétorique humanitaire ont fusionné, c’est toute l’action humanitaire qui est devenue extrêmement dangereuse pour de nombreux États, en particulier pour ceux qui, pour le moins que l’on puisse dire, y étaient, traditionnellement, peu ouverts. Ils ont commencé à la percevoir comme quelque chose qui avait pour but de promouvoir un changement dans leurs pays, allant jusqu’à un changement de régime. Je pense que le pire qui s’est produit dans les années 1990 et 2000, fut la confusion entre protection des droits de l’homme et changement de régime [traduction CICR]13 .

Ces propos de Fyodor Lukyanov se vérifient pleinement en Iran et en Chine, avec des autorités qui se sont montrées au début des années 90 ouvertes aux offres de services du CICR de visiter leurs prisons14 , pour ensuite se fermer à mesure que se renforçait la confusion entre droits de l’homme et changement de régime et qu’il devenait difficile de faire comprendre la spécificité de l’approche strictement humanitaire du CICR15 . La création d’un espace humanitaire de dialogue (voir ci-dessous) permet d’aborder ces sujets dans un cadre qui ne prête pas à la politisation.

Créer un espace humanitaire de dialogue

Les questions relatives au respect des droits de la personne humaine sont au cœur d’enjeux politiques qui divisent la communauté internationale, comme souligné précédemment par Fyodor Lukyanov. Pour alimenter le dialogue dans des contextes sensibles, le CICR offre un espace dépolitisé qui permet de traiter des sujets sensibles en les plaçant dans un cadre strictement humanitaire.

Un des moyens pour aborder certaines de ces questions en Iran et en Chine, c’est le cours « Health Emergencies in Large Populations » (HELP16 ) qui réunit des professionnels de l’action d’urgence et de la santé et leur offre la possibilité de débattre dans un cadre interdisciplinaire en abordant les dilemmes auxquels les humanitaires sont confrontés.  Un autre moyen, c’est le projet « Explorons le droit humanitaire » (EDH17 ) visant à la formation des jeunes. Ce projet a été très bien reçu en Turquie et en Iran et continue de se développer en Chine où il a été intégré dans les programmes de la Société nationale. La promotion de valeurs humanitaires au sein de la jeunesse est jugée nécessaire par les officiels des ministères de l’éducation de ces pays, qui apprécient également la méthodologie participative utilisée.

HELP et le projet EDH mettent au centre de leur message respectif les dilemmes auxquels les humanitaires doivent faire face dans leur pratique, dilemmes engendrés par les conflits de valeurs qui surgissent dans les situations de crise. On fait ainsi appel à l’éthique et à la liberté de conscience des participants pour décider de l’action à entreprendre.

En Chine, le dialogue sur la santé en détention initié en 2007 permet aux médecins du CICR d’échanger avec leurs collègues chinois sur les différents enjeux auxquels le système carcéral chinois est confronté, en particulier dans le domaine de la lutte contre la tuberculose.

À travers ces différents dialogues, le CICR rappelle que la personne humaine doit rester au centre de l’action humanitaire, quelles que soient les circonstances dans lesquelles cette personne se trouve et, comme le stipule l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949, « sans distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue ».

EDH, en contribuant en Turquie, en Iran et en Chine à rendre les autorités nationales en charge des programmes éducatifs sensibles aux enjeux de l’action humanitaire neutre, impartiale et indépendante, a favorisé une meilleure compréhension et acceptation du CICR.  De même, en réunissant autour d’une même table des professionnels venant d’horizons très divers (agents gouvernementaux et non gouvernementaux, civils et militaires), HELP contribue à la promotion d’une éthique humanitaire qui transcende les différences entre ces acteurs.

Développer un partenariat stratégique avec les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge

On l’a vu à travers ces lignes, les Sociétés nationales de ces pays sont les partenaires incontournables du CICR. Grâce à leur ancrage dans la société civile, leur rôle d’auxiliaire humanitaire des pouvoirs publics et leur attachement aux principes d’action de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, les Sociétés nationales peuvent faciliter le travail du CICR dans le respect de leurs prérogatives auxquelles elles sont attachées de manière parfois sourcilleuse. Pour fixer le cadre de la coopération sur un plan national et international, des accords de partenariat stratégique ont été signés avec les Sociétés nationales d’Iran et de Chine.

Le concept d’ancrage stratégique du CICR

Loin de fournir une liste exhaustive des activités développées en Turquie, en Iran et en Chine, les quelques exemples mentionnés ci-dessus permettent de mieux comprendre les approches qui permettent au CICR de s’ancrer dans des pays qui ne sont ni donateurs ni récipiendaires.

D’autres pays importants pour le CICR n’entrent pas dans le cadre de l’action humanitaire tel que défini depuis la fin de la guerre froide. Prenant note de ces développements, le CICR a identifié en 2011 un certain nombre de pays émergents dans lesquels il souhaite s’ancrer dans la durée, indépendamment des activités opérationnelles qui y sont menées. Ainsi est né le concept d’ancrage stratégique.

Par rapport à mes expériences en Turquie, Iran et Chine, le concept a renforcé la légitimité d’activités développées depuis des années, tel le dialogue Islam-DIH en Iran, la santé en détention en Chine ou le cours HELP, initié dans les années 80, qui retrouve toute sa raison d’être dans des contextes d’ancrage stratégique. Au-delà de la coopération au sein du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et au-delà des objectifs d’accès aux victimes ou aux donateurs, le concept d’ancrage stratégique valide aussi les activités menées en partenariat avec d’autres acteurs nationaux intéressés par l’humanitaire (monde académique, think tanks, fondations, médias, ONG, acteurs économiques, associations professionnelles etc.).

L’ancrage stratégique contribue également à valider la nécessité de se mettre à l’écoute des pays émergents afin de comprendre leurs perspectives sur les questions humanitaires et de développer un dialogue sur les sujets d’intérêt commun. À ces fins, le rôle des employés nationaux du CICR dans les délégations d’ancrage stratégique s’est trouvé renforcé. L’internationalisation du personnel expatrié CICR participe également à cet effort. Avec un nombre grandissant d’employés recrutés hors des pays donateurs, le CICR se donne les moyens de mieux s’intégrer dans un monde multipolaire en devenir, de mieux le comprendre et de mieux s’y faire accepter. Tous ces efforts participent à renforcer la diplomatie humanitaire du CICR qui ne peut plus se contenter du seul soutien des pays donateurs pour opérer dans certaines régions du monde.

L’ancrage stratégique est un concept utile pour les délégations du CICR opérant dans des pays émergents qui veulent s’affirmer sur la scène internationale sans renier leur identité nationale.  Certaines délégations opérant dans des pays récipiendaires en pleine affirmation d’eux-mêmes se sont également inspirées des leçons tirées de ces expériences.

Conclusion

Le 20 novembre 1985 Raïssa Gorbatchev et Nancy Reagan posent la première pierre du Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge à Genève. Cet acte symbolique s’inscrit dans un processus qui va aboutir à la fin de la guerre froide. Né dans ce climat d’optimisme, le Musée s’ouvre trois ans plus tard, le 29 octobre 1988. Les visiteurs sont invités à parcourir l’histoire de l’humanitaire en marchant le long d’un « mur du temps » sur lequel sont inscrits les principales tragédies qui ont marqué la Croix-Rouge depuis sa naissance. Ce qui se voulait simple rappel d’une mémoire collective est rapidement devenu objet de controverses. La fin de la guerre froide a eu pour corolaire le dégel des mémoires. De quelle mémoire le mur parlait-il ?

Dans les années 90, les conflits armés dans les Balkans et dans le Caucase ont montré qu’en Europe même, la mémoire collective restait fragmentée, avec le travail de mémoire des uns qui s’opposait souvent de manière violente au travail d’oubli des autres (et réciproquement). Dans ce contexte, la Turquie a dénoncé officiellement l’accent mis par le mur sur les tragédies dont ont été victimes les populations chrétiennes plus que sur celles dont ont été victimes les populations musulmanes durant les années d’effondrement de l’empire ottoman.

Le 18 mai 2013, le Musée de la Croix-Rouge rouvre ses portes après 22 mois de travaux de réaménagement confiés à trois architectes non européens, à savoir un brésilien, un burkinabé et un japonais18 . Le « mur du temps » ne survit pas à cette remise à jour et disparaît 25 ans après sa naissance.  L’exposition permanente est baptisée simplement « l’Aventure humanitaire », une aventure qui n’est plus centrée sur l’expérience européenne de l’Histoire.

Jusqu’au début du 21e siècle, les récits nationaux des uns et des autres n’ont pas remis en question le narratif commun du « plus jamais ça » tiré de l’expérience tragique de l’Europe. Désormais, avec le retour sur la scène internationale de grandes puissances comme la Chine et de la Russie et l’arrivée de nombreux pays émergents, d’autres narratifs se font entendre hors de leurs frontières, la mémoire collective devient plurielle, l’Histoire n’est plus à sens unique et il devient difficile d’affirmer qui se trouve de son bon et de son mauvais côté.

Comme l’a écrit Hubert Védrine dans la citation mise en exergue, « les Occidentaux sont déboussolés par le monde qui se dessine sous leurs yeux ». Financé par des donateurs en majorité occidentaux, le CICR garde pour boussole opérationnelle ses principes fondamentaux qui lui ont permis de rester opérationnel tout au long du 20e siècle jusqu’en ce début de 21e siècle. Aujourd’hui, on assiste à une montée des revendications identitaires et nationalistes à travers le monde, y compris dans les pays occidentaux. Les exemples de la Turquie, de l’Iran et de la Chine montrent qu’il ne suffit pas de rester neutre, impartial et indépendant pour se faire accepter comme acteur humanitaire. Dans un monde de plus en plus globalisé, un nombre croissant de pays veulent se faire reconnaître comme autre. Pour se faire accepter, le CICR doit se mettre à l’écoute de ces pays, les comprendre et les accepter dans leurs différences.

Le « plus jamais ça » tiré de l’expérience tragique de l’Europe au 20e siècle reste un pilier essentiel de l’ordre international, mais se trouve désormais relayé par des « plus jamais ça » nationaux qui renvoient à d’autres souffrances. Au Moyen-Orient, en Asie de l’Est et ailleurs dans le monde, le récit national des uns contredit encore souvent le récit national des autres, ce qui est source réelle ou potentielle de conflit. Le CICR n’a pas à prendre position sur les questions de nature essentiellement politique qui divisent les historiens.

Jean Pictet, l’éminent juriste du CICR en charge des travaux préparatoires qui ont conduit en 1949 à la conclusion des quatre Conventions de Genève pour la protection des victimes de la guerre, écrit en 1986 :

Mais si l’on reconnaît aujourd’hui l’unité du psychisme humain et l’universalité des normes appelées à régir le comportement des peuples, on ne croit plus qu’il y ait une seule civilisation valable. On admet, au contraire, le pluralisme des cultures et la nécessité de s’en approcher, de les étudier en profondeur. On s’aperçoit alors que les principes humanitaires appartiennent à toutes les communautés humaines et qu’ils plongent leurs racines dans tous les terrains. Lorsque l’on réunit et que l’on compare les diverses coutumes, les morales, les doctrines, qu’on les fond dans un même moule et que l’on élimine ce qu’elles ont de particulier, pour ne conserver que ce qui est général, il reste au fond du creuset un métal pur, qui est le patrimoine de toute l’humanité19 .

Aujourd’hui, plus de 30 années après la rédaction de ces lignes, ce « métal pur » reste le socle sur lequel le CICR bâtit sa présence et son action dans un monde simultanément en voie de globalisation et de fragmentation. Pour se faire comprendre et accepter un monde multipolaire, le CICR doit faire l’effort de contextualiser son action et son discours dans le respect de ses principes humanitaires universellement reconnus.

  • 1Hubert Védrine, Continuer l'Histoire, Fayard, Paris, 2007, p. 32.
  • 2« 2003 : Invasion of Iraq », BBC News, disponible sur : http://www.bbc.com/news/av/world-middle-east-14666720/2003-invasion-of-….
  • 3En Iran, des activités se sont développées dès la fin de l’année 2001, en relation avec la situation en Afghanistan marquée par l’intervention militaire des États-Unis et de ses alliés suite aux attentats du 11 septembre. En Turquie, le CICR n’est pas parvenu à prolonger sa présence à Ankara au-delà du retrait des troupes américaines d’Irak en 2011.
  • 4Bertrand Badie, Le temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob, Paris, 2014, p. 13.
  • 5British Museum, Cyrus Cylinder, disponible sur : https://www.britishmuseum.org/collection/object/W_1880-0617-1941.
  • 6Voir reportages, photos et analyses sur le « rêve chinois » sur China Daily, disponible sur : www.chinadaily.com.cn/china/Chinese-dream.html.
  • 7Pour en savoir plus sur le néo-ottomanisme, voir, entre autres, Darko Tanasković, Neo-ottomanism: A Doctrine and Foreign Policy Practice, Association d’ONG de l’Europe du Sud-Est (CIVIS), Belgrade, 2013.
  • 8L’Iran a renoncé à l’usage du lion-et-soleil rouge en 1980.
  • 9Dans les années 80, le CICR a effectué des visites aux prisonniers de guerre (PG) irakiens en Iran et à des visites de PG vietnamiens en Chine ; il a également participé à des opérations de rapatriement de PG iraniens et irakiens via la Turquie.
  • 10À ce propos, voir Hanna B. Krebs, Responsibility, legitimacy, morality: Chinese humanitarianism in historical perspective, Humanitarian Policy Group Working Paper, Overseas Development Institute, septembre 2014, disponible sur : https://cdn.odi.org/media/documents/9139.pdf.
  • 11Voir CICR, « International Conference on Islam and IHL – Statement by the ICRC », 8 décembre 2016, disponible sur : www.icrc.org/en/document/speech-icrc-president-international-conference….
  • 12Voir CICR, « China: Special Exhibition Highlights “Humanity in War” », disponible sur : www.icrc.org/en/document/china-humanity-in-war-exhibition.
  • 13Entretien avec Fyodor Lukyanov, « Resisting the politicization of humanitarian action in the post-Cold War era », Humanitarian Law and Policy Blog, 14 juin 2016, disponible sur : https://blogs.icrc.org/law-and-policy/2016/06/14/resisting-politicizati….
  • 14Des visites ont démarré en Iran en 1992 sur la base d’un accord conclu avec les autorités, mais n’ont pas pu se poursuivre par la suite.
  • 15En Turquie, la situation est différente, le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), une émanation du Conseil de l’Europe, effectue des visites régulières dans les prisons et entretient un dialogue à ce sujet avec les autorités à Ankara. Voir Conseil de l’Europe, « Visites du CPT en Turquie », 24 mai 2017,  disponible sur : https://www.coe.int/fr/web/cpt/-/cpt-carries-out-periodic-visit-to-turk….
  • 16HELP est une formation pluridisciplinaire sur les principes et la gestion de l’action humanitaire dans les situations de catastrophes, de conflits et d’autres crises, qui met l’accent sur la santé et l’éthique professionnelle, disponible sur : https://www.icrc.org/fr/document/courshelp.
  • 17Élaboré par le CICR en étroite collaboration avec l’Educational Development Center, Inc. (EDC) et avec la participation active de vingt sites du monde entier, le programme EDH offre trente heures d’activités éducatives. Il est basé sur l’expérience d’un large éventail de pays et sa portée dépasse les frontières nationales, politiques, sociales, religieuses ou culturelles. Ce programme peut facilement être adapté à des contextes éducatifs variés. Disponible sur : www.icrc.org/fre/resources/documents/misc/ehl-project-summary-151106.htm.
  • 18Voir Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, « Le Musée, Histoire », « architecture », disponible sur : https://www.redcrossmuseum.ch/le-musee/histoire/.
  • 19Jean Pictet, « Les idées humanitaires à travers les divers courants de la pensée et des traditions culturelles », in Institut Henry-Dunant/UNESCO, Les dimensions internationales du droit humanitaire, Pedone, Institut Henry-Dunant, UNESCO, Paris, Genève, 1986, pp. 19-20.

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