IRRC No. 910

Quand les enfants se souviennent : une histoire du génocide des Tutsi à hauteur d’enfant (1994-2006)

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Abstract
Fondé sur l’exploitation d’un corpus de récits rédigés en 2006 par des enfants rescapés, l’article propose une lecture du génocide des Tutsi à hauteur d’enfant, permettant de repérer à travers un regard nouveau les transgressions sociales et affectives radicales ayant marqué la catastrophe de 1994. Acteurs sociaux et sujets majeurs du génocide, les enfants racontent avec l’intensité propre de leurs mots le renversement du monde de l’enfance. Au « temps d’avant » idéalisé, peuplé des figures aimées des parents et des frères et sœurs succède l’inversion brutale de leur univers. Soumis au spectacle de la mise à mort et de la cruauté, ils déploient pourtant des stratégies de survie témoignant de leur parfaite compréhension de la radicalité de l’événement. L’extrême défiance envers les adultes marque durablement les enfants devenus orphelins qui n’ont pas fini de vivre dans « ce temps-là du génocide ».

Texte original en français.

Introduction

Ijoro ribara uwariraye : « seul celui qui a traversé la nuit peut en faire le récit ». Depuis le génocide des Tutsi, le proverbe s’est lesté d’un sens singulier, irrémédiablement attaché à l’expérience des rescapés. Les récits de cette interminable traversée offrent un matériau inestimable à l’écriture d’une histoire du génocide centrée sur les subjectivités survivantes. Comprendre l’événement à l’échelle de ceux qui en furent les victimes répond à une préoccupation majeure. Loin de prétendre nourrir deux historiographies parallèles, l’une s’attelant à examiner le génocide à travers l’étude de ses responsables quand l’autre viserait à ne restituer que le sort de ses victimes, il s’agit de penser une histoire qui rende compte des interactions entre les différentes catégories d’acteurs. Cette perspective permet de saisir la dynamique meurtrière puissante du génocide, celle qui a rendu possible l’extermination de près d’un million de personnes en moins de trois mois, d’avril à juillet 1994. Contre toute image de passivité victimaire, les Tutsi traqués élaborèrent de multiples stratégies de survie, depuis la résistance frontale aux tueurs jusqu’à la ruse ou à l’organisation toujours précaire de conditions de (sur)vie dans les brousses et les églises. À cette metis de la survie, les tueurs répondent par l’intensification de la traque et des tueries. Pour peu que l’on consente à extraire le récit des survivants du discours de la simple déploration et de l’édification morale pour s’en emparer comme d’un véritable matériau historique, s’entrouvre alors la possibilité de voir le génocide à une échelle différente.

L’échelle à partir de laquelle nous proposons de nous situer ici est non seulement celle des victimes, mais celle des enfants. L’historiographie de l’enfance pendant les configurations de génocide ou de violence extrême s’est enrichie de travaux importants, attachés à donner toute leur place aux paroles enfantines, que celles-ci soient scripturaires ou graphiques1 . Au Rwanda, le destin des enfants a attiré, très tôt, l’attention d’une multitude d’ONG, de l’UNICEF et du gouvernement rwandais face au désastre humain que représenta le génocide. Plus tard, les spécialistes de la psyché s’intéressèrent aux nouvelles formes de parentalité nées de la catastrophe, en particulier aux orphelins chefs de ménage2 . De tels travaux sont précieux pour l’élaboration d’une histoire de l’enfance en génocide mais tel n’est pas ici le propos. Nous souhaiterions plutôt renverser la perspective d’un discours sur l’enfance en proposant une histoire du génocide par l’enfance. En se plaçant dans « l’œil de l’enfance3  », il s’agit d’interroger à la fois l’expérience singulière des enfants, mais le génocide lui-même à partir de leur regard propre.

Un détour par l’échelle macro-historique s’impose néanmoins afin de prendre toute la mesure de la place des enfants dans le processus génocide. De ce point de vue, le Rwanda n’échappe pas au constat établi pour le génocide des Arméniens et celui des Juifs d’Europe : le basculement dans la logique exterminatrice s’opère dès l’instant que femmes et enfants sont assassinés de manière massive et systématique4 . À travers eux, la filiation se trouve définitivement rompue, le fil des générations brutalement coupé. Les enfants constituent la cible première de tout génocide. Pour rendre compte, s’il est possible, de la volonté extirpatrice des tueurs au Rwanda, insistons sur les pratiques récurrentes d’éventration des femmes enceintes qu’accompagne un acharnement meurtrier sur les fœtus, racialisés avant même leur naissance5 . Les plus jeunes, au même titre que leurs parents, sont sortis du monde commun de l’humanité, affublés qu’ils sont eux aussi de sobriquets animalisants, comme celui, de « petits serpents » (utwinzoka) ou d’« œufs de serpents » (amagi y’inzoka). Dès lors, il n’est guère surprenant de constater la présence massive des enfants dans les recensements de victimes : ils en constituent la majorité6 . De même les enfants se trouvent-ils en majorité dans les fosses communes exhumées à des fins d’analyse médico-légale, comme à Kibuye. Sur près de 500 corps examinés 66% sont ceux de femmes et d’enfants de moins de 15 ans7 . Encore faut-il ajouter qu’un quart des victimes sont les plus jeunes (de 0 à 10 ans)8 . La structure démographique de la société rwandaise, marquée par sa juvénilité explique que les enfants de moins de 15 ans forment près de 38% de la population survivante et plus de la moitié si sont inclus ceux de 15 à 20 ans9 . Enfin, à travers la proportion très importante d’orphelins sans père ni mère se lit la destruction radicale des familles.

La dévastation des liens familiaux se donne à voir à une échelle différente de celle des appareils statistiques lorsque s’exprime la subjectivité des enfants. « Nul ne peut vivre sans parents10  », écrit une petite fille de dix ans au moment du génocide, affichant par là son indifférence à être débusquée et tuée puisqu’elle ne croit pas, alors cachée dans une brousse, qu’il soit possible à un enfant de survivre à l’absence de ceux qui l’ont mis au monde. Ces mots, placés sur une expérience de déréliction extrême, sont extraits d’un corpus constitué d’une centaine de récits d’enfants, issus du fonds d’archive de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG). Près de 1.800 feuillets couverts d’une écriture tantôt appliquée, tantôt heurtée, renferment les relations scripturaires du génocide de 105 enfants, âgés de 5 à 19 ans en 1994. Rédigés à l’initiative de l’une des principales associations de rescapés, l’Association des veuves d’avril (AVEGA) en avril 2006, ces cahiers furent écrits avant tout dans une perspective de catharsis psychologique mais également testimoniale. Douze ans après le génocide, on peut légitimement se demander si ce ne furent pas des jeunes adultes qui transcrivirent leurs tragiques souvenirs d’enfance. Dès lors, se trouve-t-on toujours face à des prises de paroles enfantines ? Face à cette interrogation, la lecture des cahiers achève de convaincre que l’on est bien en présence d’une écriture enfantine. Non seulement les auteurs eux-mêmes se décrivent inlassablement comme des enfants, mais leur manière d’écrire – de s’écrire – est émaillée d’expressions enfantines. Le grain singulier de l’enfance s’exhale des pages, en particulier quand s’expriment la tendresse et l’affection portées aux êtres chers disparus. Orphelins à jamais, tout se passe comme si l’expérience du génocide vécue si jeune avait figé les auteurs dans une enfance éternelle. De tels textes engagent à mener une réflexion sur les définitions historiques, sociales et culturelles de l’enfance. Mentionnons par ailleurs qu’au moment où ils écrivent, aucun d’entre eux n’a accompli les rites sociaux du passage à l’âge adulte au cœur desquels figure le mariage et la fondation de son propre foyer. Enfants pour eux-mêmes, ils le sont aussi pour leur lecteur. On l’a dit, certains marqueurs de l’écriture relèvent d’expressions proprement enfantines. Surtout, nul ne peut manquer d’être frappé par la transparente brutalité avec laquelle sont dépeintes les scènes les plus atroces des mises à mort. La singularité d’une expression sans filtre avait été soulignée lors des entreprises de collectes de témoignages engagées auprès des survivants de la Shoah, avec « l’idée que la parole de l’enfant était plus “authentique” que celles des adultes, car elle n’était pas médiatisée par les conventions sociales11 . » À hauteur d’enfant, le génocide se dévoile dans sa matérialité brutale, avec une minutie descriptive de la parole et de la gestuelle meurtrière. Si la qualité particulière de tels récits produit incontestablement des gains d’intelligibilité, elle n’en crée pas moins d’autres écrans pour l’historien. Le plus évident et le plus difficile à surmonter, relève d’un puissant sentiment d’agression face à la violence rapportée par des mots d’enfant. Il faut pouvoir se détacher des images suscitées par la traduction et la lecture pour maintenir une attention égale à tous les moments du récit. Consentir un instant cet effort de détachement permet de repérer ce qui fait effraction pour les enfants. Au-delà des subjectivités toutes nécessairement différentes qui s’expriment dans les textes, une expérience commune se dégage : celle d’un monde bouleversé. Plusieurs des jeunes auteurs emploient une expression en kinyarwanda qui donne la mesure de ce bouleversement : « impfubyi zitagira hepfo n’aruguru12  » que l’on peut traduire en français par « les orphelins n’ont plus ni ciel ni terre. »

C’est ce monde « sans ciel ni terre » que nous souhaiterions explorer au plus près des mots des enfants en examinant précisément l’ensemble des moments de bascule depuis les descriptions nostalgiques de « la vie d’avant », jusqu’au temps infini du génocide en passant par le retournement radical de leur univers. Ce faisant, nous respectons les scansions à partir desquelles les récits sont construits.

La vie d’avant le génocide : l’univers de l’enfance

Le monde disparu des familles

La structure narrative imposant une progression chronologique est le fruit de la consigne proposée aux enfants par AVEGA afin de guider leur écriture. Celle-ci est cependant souvent transgressée, les marqueurs temporels se trouvant largement subvertis par les temporalités individuelles ; certains auteurs choisissant même de débuter leur récit par « la vie d’après le génocide. » Sans doute la contamination du temps du génocide apparaît-elle avec le plus de clarté quand il s’agit de présenter la famille. Le lecteur en apprend plus sur la structure familiale de chacun des enfants lorsque ces derniers déclinent les noms des disparus. Ainsi l’image de la famille de dessine-t-elle à partir de sa destruction. Un jeune garçon âgé de 15 ans en 1994, entame son témoignage par la description suivante de son environnement familial :

Papa et Maman se sont mariés en 1963. Quand le génocide a eu lieu, ils vivaient en bonne entente, ils ne s’étaient jamais séparés. Ils ont été séparés par la mort en 1994. Maman ne pouvait plus mettre au monde et le dernier des enfants avait 9 ans. Mes parents avaient eu huit enfants et, en 1994, sept étaient vivants : quatre garçons et trois filles. Trois garçons ont été tués [il donne les noms de ses trois frères et de ses deux sœurs assassinés ainsi que leurs dates de naissance respectives] Le père qui m’a donné la vie a été tué [il donne le nom de son père ainsi que sa date de naissance]. Nous sommes restés à trois13 .

De cette famille de neuf personnes, seule la mère, une petite sœur et l’auteur lui-même ont survécu. De la même façon, une petite fille de 13 ans inaugure son récit par l’évocation de ses disparus, élargissant ici le premier cercle familial aux membres de sa parentèle élargie :

Que ce soit Papa, Maman, grand-mère, mes grandes sœurs, grand-père, de tous, je n’ai plus revu personne pour me donner des conseils. Alors que ferais-je ? Je n’ai plus revu un parent pour me chérir. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai plus personne pour me donner des conseils. Mais j’essaie de supporter cela. Je sens que je n’ai pas d’autre choix. Jusqu’à aujourd’hui, parmi les sept enfants, nous restons à trois et c’est moi qui suis la plus âgée. Avant le génocide, j’étudiais en 3ème année à l’école primaire, j’avais beaucoup d’oncles paternels, j’avais des oncles maternels, il y avait des petits enfants, mais, aujourd’hui, il ne reste que des ruines. J’avais des camarades de jeu, par exemple Grâce, Agathe, Devota, Dominique. Ce qui me cause du chagrin c’est que tous sont morts et que moi je suis restée14 .

Ici, la disparition a gagné la sociabilité enfantine et la mention des « camarades de jeu » peuplant l’univers enfantin des survivants est récurrente. Plus que par des traités savants sur l’architecture des parentèles élargies, une forme de savoir ethnographique se donne à voir à travers le compte des deuils répétés. Frappante apparaît l’énumération de la perte de tous les membres de la famille élargie de cette petite fille de 10 ans :

Quand je suis arrivée au Rwanda [elle a été emmenée par une famille hutu dans les camps de réfugiés de Tanzanie], j’ai constaté que ma famille avait été exterminée comme je me l’étais imaginé. Toutes mes tantes paternelles étaient mortes, tous mes oncles paternels étaient morts, mes tantes maternelles étaient mortes, mes oncles maternels, les grands-mères, les grands-pères, il ne restait que des ruines ; mes parents, mes frères et sœurs : tous étaient morts15 .

Deux remarques s’imposent à ce stade. La première est liée à l’étendue du premier cercle familial. En 1994, le Rwanda enregistre en effet l’un des taux de fécondité les plus importants au monde16 . Les enfants-scripteurs font donc partie de familles nombreuses, multipliant dès lors l’accumulation des pertes pendant le génocide. D’autre part, la mention des oncles et tantes ainsi que des grands-parents ne relève pas d’une volonté de précision formelle de la part des enfants. Les relations avec les oncles paternels (papa wacu) et les tantes maternelles (maman wacu) sont investies d’une affection filiale, les enfants de ces derniers étant considérés comme autant de frères et sœurs. De ce point de vue, le kinyarwanda offre une gamme sémantique riche et précise pour désigner des places assignées à chacun dans la parentèle17 . Dans les récits, il n’est pas rare que les enfants soient élevés par l’un ou l’autre de ces membres ainsi que par les grands-parents. Il n’y a pas lieu ici d’établir une synthèse ethnographique des structures familiales, mais plutôt de souligner, à partir de ce qu’en disent les enfants-scripteurs, l’étendue des liens affectifs unissant des unités familiales. Étendue qui se trouve parfois accentuée par l’usage du terme « famille » au pluriel (imiryango). Dans un tel contexte, on comprend mieux les expressions itératives de la solitude, voire du sentiment de vivre dans un univers étranger, comme l’écrit avec force cette fillette de 8 ans : « Je suis sans relation avec le monde alors que le Rwanda est rempli de gens18 . »

Si le souvenir des parents disparus – dans une acception élargie – donne lieu à la description de la généalogie assassinée, il ménage cependant une place à la mémoire heureuse de l’enfance. Sans doute l’écriture de « la vie d’avant » se déploie-t-elle sous l’empire d’une puissante nostalgie ; « la vie d’avant » étant la vie disparue à jamais. Les effets de reconstruction a posteriori sur lesquels il est légitime de s’interroger – rappelons que les textes furent rédigés douze ans après le génocide – se font, pour l’essentiel, sentir dans cette relation d’un « avant » idéalisé. Quel que soit l’âge des jeunes scripteurs, le monde de l’enfance est dépeint sous les aspects de la concorde familiale et sociale. Les détails apportés à la peinture de ce passé renforcent encore les couleurs de l’idéalisation. En voici un exemple avec le texte de cette enfant de 10 ans déjà cité :

Nous tous, nos parents nous aimaient, mais moi un peu plus que les autres parce que j’étais l’aînée. […] J’aimais aussi visiter mes tantes paternelles qui s’étaient mariées, elles aussi m’aimaient beaucoup, et, à chaque fois qu’elles me voyaient, elles m’achetaient des vêtements et bien d’autres choses encore. […] J’ai été surtout élevée par ma grand-mère et quand j’ai eu 8 ou 9 ans, elle a commencé à m’apprendre les menus travaux ménagers. J’imitais d’autres enfants, par exemple en tressant de petits paniers ou de petites nattes. Quelque chose m’a fait mal : un jour avant que le génocide ne commence, j’avais promis à Maman de lui tresser une petite natte et elle est morte sans recevoir mon cadeau19 .

Effractions : l’école et la guerre

Les accrocs portés à ces fresques nostalgiques ne tardent cependant guère à être eux aussi décrits par les enfants. La première faille vient de l’intérieur même du monde de l’enfance : elle est introduite par l’institution scolaire. La découverte des « choses d’ethnies » (ibintu by’amoko) passe par le recensement scolaire des Hutu, des Tutsi et des Twa. Dans le cadre de la politique des quotas instaurée par le régime Habyarimana afin d’assurer « l’équilibre ethnique et régional », les écoliers sont scrupuleusement comptés, années après années, afin que les Tutsi ne dépassent pas le seuil des 10% de places qui leur sont assignées dans l’enseignement secondaire20 . Si le récit de cette pratique semble résulter d’une consigne des organisateurs de l’atelier d’écriture, la part d’autonomie des enfants dans sa relation est décelable à travers toute une série de détails particulièrement réalistes. À l’exception des deux enfants trop jeunes en 1994 pour avoir essuyé les bancs de l’école, tous racontent qu’ils ont su qu’ils étaient Tutsi par l’école, leurs parents ne les ayant semble-t-il pas entretenus de cette question sensible. Le jeune âge des enfants n’est sans doute pas l’unique raison de ce silence. En effet, dans un régime où la discrimination est érigée en politique publique, il est plus prudent de taire que l’on est Tutsi. Pour beaucoup, le recensement s’apparente à de véritables séances d’humiliation, souvent de la part des enseignants et des autres élèves. Porté à incandescence par la propagande de guerre contre le Front Patriotique Rwandais (FPR) auquel tous les Tutsi sont assimilés, le racisme gagne les classes comme le raconte cette petite fille née en 1981 :

Quand 1992-1993 est arrivé, j’ai commencé à avoir des problèmes dans mes études. Mes problèmes étaient les suivants : dans ce temps-là, il y avait quelque chose pour demander notre ethnie en classe, chaque trimestre ou chaque année. L’enseignant demandait aux Hutu de se lever et quand ils se levaient il demandait alors aux Tutsi de se lever à leur tour. Les Hutu se levaient nombreux et je pense que les Tutsi, en ce temps-là nous étions seulement deux. Quand nous nous levions à deux, nous entendions les bruits de clameur (induru) en classe. Ils aimaient nous appeler « serpent » (inzoka) ou « cafard » (inyenzi). Le jour du recensement, même les enfants avec lesquels vous parliez d’ordinaire, refusaient de vous adresser la parole. Je parle des Hutu avec lesquels nous étudiions. Chaque fois qu’un enseignant disait aux Tutsi de se lever, les autres, les Hutu, riaient à gorge déployée. Et cela me faisait réfléchir à beaucoup de choses. Je me demandais si les Tutsi étaient bien des humains et je me demandais aussi ce que nous avions fait. J’avais honte et j’avais même envie de quitter l’école. Quand nous rentrions de l’école le jour du recensement, nous cheminions avec mes camarades qui se moquaient beaucoup de moi. Je préférais rentrer en fuyant. Ce n’était pas fréquent, juste le jour du recensement. Sinon après les enfants pouvaient oublier mais il y avait quand même des enfants méchants qui gardaient cela en mémoire21 .

Si cette fillette est la risée des autres élèves et la cible des insultes, elle découvre aussi avec une complète impuissance sa qualité de « minoritaire ». On peut avancer ici l’hypothèse que ces décomptes raciaux visaient non seulement à provoquer un sentiment profond d’humiliation mais aussi à faire entendre aux élèves que les Tutsi ne comptaient pas pour grand-chose dans cette société. Parfois cette violence qui, on l’a vu, n’est pas seulement symbolique, est vécue avec une forme de fatalisme, comme le montre cet autre extrait du récit d’une jeune fille née en 1978 :

À l’école, au début de l’année scolaire, ils nous faisaient lever en disant : « Les Tutsi levez-vous. » Ensuite ils faisaient de même en disant : « Les Hutu levez-vous. » Cela se produisait chaque année. Cela m’a rendue curieuse et j’ai demandé à Papa quelle était notre ethnie car à chaque fois ils le réclamaient à l’école. Il m’a répondu qu’il n’était pas nécessaire que je le sache mais comme c’était un ordre de l’école, il m’a donné des explications en me disant que nous étions tutsi. […] Quand je lui ai demandé pourquoi l’enseignant nous faisait sans cesse lever et nous comptait, il m’a dit que c’était le programme de l’État et que cela était bien connu. Un jour, alors que j’étais en 3ème primaire (j’avais acquis de l’intelligence), ils nous ont fait lever et j’ai vu un enfant tutsi se lever parmi les enfants hutu. Alors moi aussi je me suis levée même si je savais que je mentais. Les enfants ont poussé des cris en disant : « Voilà comment les Tutsi se mélangent avec les Hutu ! » L’enseignant nous a appelés en disant que nous lui faisions perdre du temps ! Ces paroles étaient connues, on les prononçait sans cesse et nous y étions habitués. Nous avons continué dans cette vie et nous nous y sommes habitués. C’était le programme du pouvoir (ingoma) d’alors22 .

Dans bien des cas, la découverte de l’« ethnie » à l’école s’accompagne de la révélation par les parents des persécutions subies depuis 1959. Les adultes tentent de répondre à l’incompréhension des enfants face à cette « différence » qui leur est imposée. Le fait même que ces violences soient racontées sous le sceau de la confidence témoigne du silence craintif sous lequel elles furent maintenues dans les familles. La menace est redoublée quand pillards et incendiaires d’hier sont les voisins d’aujourd’hui. Voici de quelle manière un jeune garçon raconte avoir recueilli les explications de son père :

Peu après, quand j’ai commencé l’école, j’ai trouvé qu’il y avait un programme pour recenser les Hutu et les Tutsi dans chaque classe. Voilà comment j’ai finalement connu mon ethnie : au moment où on faisait lever les Hutu, moi aussi je me suis levé. […] Il [l’enseignant] m’a dit : « Assied-toi, tu es un sale petit Tutsi (agatutsi) ! » Peu après, l’enseignant a frappé trois de mes camarades [il donne les noms des autres élèves tutsi] en disant ceci : « Celui-là, avec son espèce de nez (dore kiriya cy’umuzuru) il se permet aussi de se lever ! » […] Par après, arrivé à la maison, j’ai aussitôt demandé à Papa si nous étions des Hutu ou des Tutsi et il m’a répondu : « Pourquoi me demandes-tu cela mon enfant ? » Je lui ai raconté ce qui m’était arrivé à l’école et c’est alors qu’il m’a révélé que nous étions Tutsi. J’ai commencé par lui demander pourquoi il cachait ces choses, quelle en était la cause. Papa m’a dit : « Depuis 1959, ils nous ont tués et nous avons été obligés de fuir parce qu’ils avaient détruit nos maisons. » Il a continué en disant ceci : « Celui qu’on appelait K. a brûlé nos biens et il a tué notre bétail. Voilà pourquoi nous avons peur qu’ils recommencent23  ».

On le voit très nettement dans cet extrait : le monde de l’enfance n’est imperméable ni au racisme ni à la violence qu’il nourrit. Nous l’avons mentionné plus haut : la guerre intensifie le contexte de violence décrit par les enfants. Ici, il est nécessaire d’introduire une précision sur l’origine géographique des jeunes scripteurs. Dans leur écrasante majorité, ils sont originaires de l’actuelle province de l’Est, c’est-à-dire des anciennes préfectures de Byumba, de Kibungo et de Kigali-Ngali24 , particulièrement exposées aux soubresauts de l’évolution du conflit entre le 1er octobre 1990 et 1994. Plusieurs communes sont le théâtre de nombreuses arrestations, d’exécutions et, parfois, de massacres commis contre les populations tutsi au titre de leur supposée « complicité » avec le FPR. Après la première offensive des troupes du FPR le 1er octobre 1990, des milliers de Tutsi et de Hutu membres de l’opposition sont arrêtés et détenus pendant plusieurs mois, accusés d’être des ibyitso (complices25 ). La répression féroce accompagnant le temps de la guerre ne manque pas de faire irruption dans les foyers des enfants. Plusieurs décrivent ainsi les fouilles répétées de leurs domiciles, les militaires des Forces armées rwandaises (FAR) cherchant à toute force fusils et munitions prétendument entreposés par le FPR. Alors qu’il est à peine âgé de quatre ans, un jeune garçon apprend l’arrestation de son père en octobre 1990 au motif que ce dernier serait un agent du FPR. Bien qu’il soit trop jeune à l’époque pour se souvenir des détails de la détention, le récit apparaît cohérent avec la situation qui prévaut dans sa commune natale de Muvumba, à proximité étroite du front. En tout état de cause, il est pleinement conscient du fait que l’arrestation brutale de son père entraîne le déménagement de toute la famille vers le sud-ouest, dans la commune de Kinyamakara (préfecture de Gikongoro), en 199226 . Dans ce cas, l’espoir de fuir les persécutions se referme comme un piège sur la famille : quand commence le génocide, la commune de Muvumba tombe rapidement aux mains du FPR quand les Tutsi de Gikongoro subissent des semaines durant une campagne d’extermination d’une redoutable efficacité27 .

Si le monde de l’enfance n’est pas inaccessible à la violence guerrière et partisane qui gagne le pays entre 1990 et 1994, il est toutefois peuplé par les figures familières et aimées des parents, des fratries et des amis. Cette expérience première des troubles parfois sanglants n’entame pas la stupeur des enfants face au bouleversement radical qui se produit dans « ce temps-là du génocide » (icyo gihe cya jenoside).

La vie du génocide : une inversion radicale du monde de l’enfance

Il n’est pas question ici de restituer dans leurs méandres la diversité des 105 trajectoires individuelles pendant le génocide mais plutôt de tenter de décrire les expériences par lesquelles les enfants voient s’inverser tous leurs repères. Au titre d’expérience commune, avançons l’effondrement absolu du monde des adultes, que celui-ci soit impuissant à protéger ou qu’il se transforme en menace mortelle. Dans l’ensemble des textes, les normes fonctionnent en sens inverse ; et c’est bien à partir de cette inversion axiologique radicale que nous envisagerons les récits28 .

Le retournement de l’enveloppe corporelle : les corps suppliciés

Moins d’une année après le génocide, une équipe de l’UNICEF entreprit de rassembler des données statistiques susceptibles de fournir une image de l’ampleur et de la nature du trauma auquel les enfants avaient été exposés29 . Les résultats donnent une première idée du degré de violence infligé : près de 70% d’entre eux répondent avoir été les témoins oculaires de mises à mort ou de graves blessures30 . À l’échelle des récits individuels, les mots traduisent cette réalité chiffrée avec une minutie descriptive saisissante. Le premier registre de l’inversion des normes concerne les corps suppliciés. La sortie de l’intérieur vers l’extérieur est décrite avec une précision presque anatomique : le jaillissement du sang, les démembrements, l’écoulement de la matière cérébrale et des entrailles. Les corps littéralement retournés tiennent une place centrale dans la narration des scènes de massacre. Le 13 avril 1994, les Tutsi réfugiés dans l’église de Kabarondo sont victimes d’une attaque coordonnée par les autorités administratives et militaires locales31 . Un garçon de 12 ans se trouve à l’intérieur de l’édifice et livre le récit suivant du massacre :

Ils ont lancé une grenade là où je venais de me placer et elle a emporté ma jambe. Un torrent de sang (umuvu w’amaraso) entravait le mouvement des gens, beaucoup de sang sortait des cadavres et s’écoulait par la porte. Une grosse balle (igisasu) a éclaté, elle a soulevé beaucoup de gens et beaucoup de cadavres me sont tombés dessus, avec beaucoup de sang. Je n’ai pas pu me sortir de là. Ils ont lancé une nouvelle grenade qui nous a encore soulevés. J’ai reçu des éclats à la tête et puis je suis tombé devant l’autel. Alors j’ai essayé de me lever pour aller voir les gens avec lesquels j’étais arrivé dans l’église et mes voisins. J’ai vu qu’ils m’avaient précédé dans la mort et le chagrin m’a tué. Il y avait une porte latérale imposante qui se trouvait au milieu de l’église. Une femme [il donne son nom] y était appuyée. Elle tenait un petit enfant dans ses bras. D’autres personnes que je n’ai pas reconnues étaient également appuyées contre cette porte. Ils ont amené le grand fusil avec des pneus et ils ont tiré une grosse balle dans cette porte. J’ai vu tout le monde devenir comme de la farine. Alors la balle a soulevé ces gens et C. [la femme mentionnée] est venue s’effondrer sur l’autel. Il ne lui restait que sa tête et un seul bras. Elle poussait des cris de douleur (aboroga) et lorsque je me suis précipité vers elle pour la prendre, elle venait d’expirer. Ils ont continué à tirer, les gens, les innocents continuaient à mourir. À un moment donné, j’ai perdu connaissance et je me suis couché dans le sang, comme un mort32 .

Cet extrait, cité à dessein dans sa longueur, nous renseigne autant sur le sort atroce des victimes que sur l’acharnement des tueurs. Avec ses mots, le jeune scripteur apporte un soin tout aussi méticuleux à décrire les projectiles (« une grosse balle », « une grenade », « le gros fusil avec les pneus »), les lieux à partir desquels ils sont lancés contre la foule (« l’autel », « la porte latérale imposante ») que les atteintes corporelles qu’ils provoquent. Comme dans les dessins barbouillés de rouge33 , le sang domine la scène. L’expérience est ici tant visuelle qu’auditive : au fracas des armes qu’on devine se mêlent les « cris de douleur » de cette femme effondrée sur l’autel et dont le corps démembré hurle la souffrance.

Souvent, l’application descriptive des enfants s’exerce sur ce qu’il est advenu des leurs. L’effraction psychique que représente la vue des corps se déversant se trouve encore redoublée quand il s’agit de ceux de leurs parents. L’écrasante majorité des enfants du corpus ont assisté à l’assassinat puis à l’agonie des membres de leur famille. Voici de quelle manière une petite fille âgée de 9 ans tient le compte tragique des pertes familiales dans le charnier de la paroisse de Nyarubuye, après les grands massacres du 15 au 17 avril 199434  :

J’ai vu la mort de Maman, sa tête était coupée ; j’ai vu mon grand frère, comment ils l’avaient roué de coups sur la tête et comment ils lui avaient lancé une flèche ; j’ai vu mon grand frère qui était à l’école secondaire, ils lui avaient coupé la nuque et ils lui avaient écrabouillé la tête ; j’ai vu ma grande sœur, comment elle était morte ; j’ai vu mon grand frère qui me précédait en âge, comment ils lui avaient coupé la gorge, il est mort dans les râles ; j’ai vu toute ma famille : mes oncles paternels, leurs enfants, mes tantes maternelles, mes belles-sœurs, mes cousins, mes oncles maternels, ma grand-mère et tous ceux avec lesquels j’avais des liens de parenté, comment ils étaient morts et là où ils étaient (nous soulignons)35 .

Face à de telles scènes, il n’est guère surprenant que la vision des corps martyrisés des parents hante pour longtemps la psyché des jeunes survivants. Évocations d’une netteté obsédante, comme l’écrit cette fillette : « Je vois Maman coupée en deux, cette image ne me quitte jamais et cela accroît mon désespoir36 . » Pendant le génocide lui-même, la vue des cadavres démembrés et décapités des parents semble si incongrue et incompréhensible à cette fillette que son premier geste, les tueurs éloignés, consiste à « assembler les têtes coupées aux corps qui leur appartenaient », puis à les couvrir d’un pagne, l’une des rares pièces de vêtement ayant échappé au pillage37 . Mais bientôt l’enfant voit son ultime effort pour conserver les corps de « ses Mamans » – sa propre mère et sa tante maternelle – une forme d’intégrité humaine réduit à néant par l’action des charognards et des chiens. Les canidés – et c’est là une récurrence dans les textes – sont décrits comme le prolongement animal des tueurs : « même leurs chiens étaient repus, ils commençaient à manger les gens le matin, ils buvaient leur sang jusqu’au soir où ils étaient rassasiés (nous soulignons)38  » Dernière humiliation infligée à leurs victimes, les tueurs viennent après plusieurs jours seulement recouvrir les corps d’un peu de terre « pour se protéger de la mauvaise odeur des serpents39 . » Même morts, les Tutsi demeurent des serpents répandant autour d’eux un fumet caractéristique. Pour la fillette, ces mots et l’ensevelissement sommaire sont perçus et décrits comme une offense extrême. Elle emploie d’ailleurs le verbe gutaba renvoyant à l’enfouissement des ordures, montrant par là qu’elle a parfaitement compris la relégation de « ses Mamans » au rang de simple déchet malodorant.

À la vision des corps démembrés, ruisselants de sang s’ajoute celle de leur décomposition. Les textes sont pleins de ces descriptions terribles des monceaux de cadavres en putréfaction. L’ordre se trouve de nouveau radicalement inversé : l’attention portée au corps mort en temps normal empêche les vivants – les adultes et, à plus forte raison, les enfants – d’assister au processus de sa décomposition. Bien des scripteurs le soulignent d’ailleurs : jamais ils n’avaient vu de mort avant. « De ma vie, je n’avais jamais vu une personne morte, mais depuis ce moment, j’ai su ce qu’était la mort », écrit ainsi la même petite fille alors âgée de 8 ans.

Vivre sa propre mort

De manière récurrente, les textes décrivent l’abolition de la frontière entre la vie et la mort : les enfants meurent plusieurs fois. Il faut prendre très au sérieux ces récits de morts successives dont l’omniprésence dit la profondeur de l’atteinte psychique. Revenons un instant à l’enquête de l’UNICEF qui rend compte de ce phénomène : 90% des 3.000 enfants interrogés ont cru qu’ils allaient mourir40 . « Voilà la mort que j’ai rencontrée », écrit une fillette au moment de conclure son témoignage41 . L’expérience de leur propre mort, les jeunes scripteurs en font le récit à des instants précis. Le spectacle de l’assassinat des parents marque ainsi un premier passage, comme en témoigne les mots de cette petite fille déjà citée : « Nous, les enfants, nous étions terrifiés. Nous ne comptions plus sur leur clémence, nous voyions que l’humanité les avait quittés. Nous mourûmes à l’instant même où nous assistâmes à la mort de ceux qui nous avaient mis au monde42 . » Bien des textes reviennent sur l’impossibilité de vivre sans parents, la disparition de leur famille marquant leur propre trépas. Ces « morts » ne sont ni symboliques ni des artifices rhétoriques : elles sont d’autant plus réelles quand les enfants subissent des attaques massives et sont jetés avec les cadavres dans les fosses. La (sur)-vie dans la proximité étroite des corps renforce un peu plus le sentiment puissant de se voir mort parmi les morts. Un verbe (guhembuka), mobilisé par les scripteurs dans ce contexte précis, renvoie à l’arrachement du monde des trépassés pour revenir peu à peu à celui des vivants. L’effondrement de la frontière la mieux assurée de l’expérience humaine se fait plus marqué encore quand c’est aux corps morts que l’on doit la (sur)-vie. Un texte particulièrement frappant de ce point de vue mérite d’être cité un peu plus longuement :

Pas une partie de mon corps n’était en vie peut-être à cause du moment où j’étais dans la fosse et qu’ils jetaient des gens lourds sur moi. […] J’ai eu beaucoup de contusions et de maladies quand j’étais dans cette fosse. Beaucoup de sang coulait sur moi. Parfois, je passais des semaines43 sans manger et sans boire, alors j’ai commencé à boire leur sang et je sentais qu’il avait un goût ; j’avais faim et c’était comme si on avait mis du sel. Je pense que c’est ce sang qui m’a donné la force de sortir de la fosse. […] J’ai été très malade, je vomissais beaucoup et je vomissais des choses noires. Ils [les médecins qui ont prodigué des soins immédiatement après le génocide] me demandaient ce que c’était mais je craignais de le leur dire parce que je ne voulais pas qu’ils sachent que j’avais bu le sang des gens. J’avais encore peur et je ne savais pas où j’étais. Les médecins ont pris grand soin de moi et, à un moment, j’ai guéri44 .

Pour extrême qu’elle soit, cette expérience n’a rien d’exceptionnel : beaucoup d’enfants furent sortis des fosses. Si leur chiffre exact ne sera probablement jamais connu avec certitude, le phénomène est suffisamment récurrent pour qu’il apparaisse sous forme statistique dans l’enquête de l’UNICEF déjà citée : près de 16% des enfants rencontrés ont répondu positivement à la question de savoir s’ils s’étaient cachés parmi les cadavres45 . Un autre indice de la place non négligeable d’une telle pratique réside dans l’identification par la clinique rwandaise post-génocide d’une attitude si répandue qu’elle est définie comme un véritable syndrome. Ce syndrome nouveau, dit du « chasse-mouche », vise à rendre compte de la répétition compulsive d’un même geste chez les enfants extraits des fosses. Ces derniers expliquent aux cliniciens chasser les mouches des cadavres de leurs parents46 .

La confusion entre la vie et la mort est perceptible à travers un autre type d’expérience également rapporté par les enfants-scripteurs. On le sait, les violences sexuelles font partie intégrante du processus génocide au Rwanda et il n’est donc guère surprenant d’en trouver la trace dans les textes. Ici, la sexualité ne vise plus à donner la vie, elle est instrument de mort. Les jeunes garçons comme les petites filles se font les transcripteurs des pratiques de viol, n’engageant, de ce point de vue, aucune analyse de genre. Ainsi, au cœur de ses souvenirs indélébiles du génocide, un petit garçon de 10 ans inscrit le supplice d’une voisine et de sa propre sœur :

Les gens ont continué à mourir, mais d’une mauvaise mort (urupfu rubi). Je me souviens, avant d’oublier, de la mort d’une fille qui s’appelait U. Les Interahamwe l’ont prise, ils se sont succédé sur elle, ils ont recommencé sans relâche. Quand ils ont eu fini, elle était encore en vie. Alors ils l’ont empalée avec un bâton dans son sexe et le bâton est ressorti par la bouche. Après, ils l’ont crucifiée devant l’église entre les arbres qui se trouvaient là. L’autre mort que je n’oublierai jamais, c’est celle de ma sœur qu’ils ont violée. Elle aussi, ils l’ont empalée avec des morceaux de bois et quand ils ont eu fini, ils l’ont tuée47 .

Si les massacres prennent fin en juillet 1994, pour les enfants survivants le génocide n’a pas fini de tuer quand, quelques années plus tard, tantes, mères et sœurs meurent du sida contracté à la suite des viols.

L’effondrement du monde des adultes : inversion de l’intelligence protectrice et retournement des liens sociaux

Que la séparation avec les adultes intervienne après la décision de disperser la famille ou qu’elle résulte de l’assassinat des parents, les enfants se retrouvent souvent seuls pendant le génocide. Sans protection, ils se regroupent parfois et tentent d’organiser leur propre survie. Un récit – celui d’un jeune garçon de 13 ans – mérite que l’on s’y attarde pour décrire l’élaboration d’une intelligence protectrice par les enfants48 . Rescapé du massacre de l’église de Kibeho le 14 avril, le garçon trouve une première cachette dans un champ de sorgho avant de s’enfoncer dans les plantations de thé plus touffues. Là, d’autres enfants s’abritent dans des terriers de chacals. Une véritable micro société enfantine se forme et voit ses rangs grossir à mesure que d’autres petits rescapés parviennent à rejoindre les plantations de thé. Leur première préoccupation consiste à prendre des renseignements sur les mouvements des tueurs. En alerte constante à cause des chiens lancés à leur poursuite, les enfants s’enquièrent auprès d’un jeune survivant de la position « ennemie » : « Nous lui avons demandé où se trouvaient les tueurs et il a répondu qu’ils étaient en train de tuer les élèves de Marie Merci [une école toute proche de l’église de Kibeho], que c’était les gendarmes qui tuaient. » Si le recueil de l’information guide le choix des cachettes, il vise également à assurer la survie alimentaire du groupe. Les barrières tenues par les tueurs ne sont pas repliées à la faveur de l’obscurité, ces derniers sondant aussi les ténèbres à la recherche des Tutsi. Or, c’est précisément la nuit que les enfants partent glaner des patates douces pour le groupe. Ici se dresse une première frontière de genre car seuls les garçons sont autorisés à s’engager dans ces opérations périlleuses : « Nous empêchions les filles d’aller dans les champs parce qu’elles avaient beaucoup plus peur que nous et pouvaient dénoncer ceux qui se cachaient avec elles si on les avait attrapées ; et elles auraient montré notre cachette. » Un serment unit en effet les enfants : en cas de capture, personne « n’a le droit de révéler la présence des autres. » La préservation du groupe s’impose comme un impératif absolu. Une forme de service presque « routinier » s’instaure dans la distribution des tâches alimentaires :

La vie a continué et comme d’habitude nous allions chercher des patates douces pendant la nuit. Nous trouvions des barrières sur le chemin. Souvent, ils avaient allumé un feu à côté de ces barrières. Nous, le feu nous indiquait où se trouvait la barrière et nous passions à côté sans qu’ils ne nous voient49 .

Mais les quelques tubercules mangés crus – la fumée de cuisson aurait immédiatement alerté les tueurs – sont loin de satisfaire les besoins et les enfants font l’expérience de la faim. Ils tentent de parer à cette sensation lancinante en se serrant le ventre avec des étoffes. Au Rwanda, dans les périodes de famine, il est courant d’attacher un pagne autour de l’abdomen pour tromper le manque de nourriture.

La ruse des enfants, visible ici sous une forme collective, pallie l’absence de protection des parents face à un monde d’adultes transformé en menace mortelle. Surtout, la nature même des mensonges inventés par les enfants laisse percevoir en creux leur compréhension très nette des transgressions à l’œuvre pendant le génocide. La première, perçue rapidement, a trait à la réversibilité meurtrière du voisinage. Une pratique constante se dégage en effet des textes : les enfants tentent de déjouer l’interconnaissance sociale pour sauver leur vie. Séparés de leurs parents et sans cartes d’identité, ils s’inventent une généalogie « hutu », choisissant parfois leurs « parents » fictifs chez les familles de tueurs zélés. Ainsi, sorti des plantations de thé, le garçon cité précédemment s’en va « vivre parmi ces Hutu qui ne [me] connaissaient pas. » Prisonnier de la zone humanitaire sûre mise en place par les militaires français pendant l’opération Turquoise50 début juillet, il tente de se dissimuler dans la foule des déplacés hutu. Mais les tueurs en fuite parmi les réfugiés continuent de débusquer les Tutsi. Le garçon, arrêté à une barrière, explique fuir les troupes du FPR et avoir été séparé de ses parents par la panique générale. Le mensonge ne contente pas les hommes qui lui demandent alors de se déshabiller pour scruter ses côtes, les Tutsi étant réputés avoir un nombre de côtes supérieur à celui des Hutu dans l’imaginaire racial. Il s’exécute et reçoit un coup de massue à la tête. Revenu à lui, il doit désormais rivaliser de ruse pour trouver une explication à sa blessure. Il y parvient et il est recueilli par une vieille femme au prix de ce nouveau mensonge, laquelle l’exploite comme domestique. Plus tard, il manque d’être démasqué par un homme déplacé originaire de son secteur. Interrogé, c’est finalement l’efficacité même du génocide qui lui sauve la vie puisqu’il s’entend répondre : « Cela ne nous regarde pas, continuons notre chemin. Peut-être qu’il t’a confondu avec un autre car nous savons bien qu’aucun Tutsi ne reste par ici. »

La source du danger ne se limite pas à l’univers adulte masculin car les femmes ferment bien souvent l’espace domestique au refuge, refusant l’asile ou dénonçant les enfants aux bandes de tueurs. Même passives, elles confirment la sentence fatale, la parole des adultes venant dans ce cas légitimer le massacre. Voici de quelle manière une petite fille âgée de 10 ans en 1994 rapporte les propos de la maîtresse de maison chez qui elle est « placée » par un milicien : « Le temps est arrivé où cet igitero (bande de tueurs) est revenu. Elle nous a amenés au seuil de l’enclos et cette dame nous a fait ses adieux en disant : « Ils vont vous tuer, ils ne vont pas vous épargner51 . » Pas un mot de compassion, pas une supplique n’accompagne le départ des enfants.

La réversibilité meurtrière des liens sociaux est également mise en lumière dans certains récits de sauvetage. Nous avons évoqué plus haut le récit d’une petite fille âgée de 9 ans, rescapée du massacre de la paroisse de Nyarubuye. Réfugiée avec d’autres survivants dans une petite pièce servant de cuisine aux prêtres, elle voit venir un homme qui leur apporte des courgettes puis un peu de jus. Ce geste secourable posé par un inconnu, elle l’apprécie à l’aune de la trahison de ses voisins : « Sa bonne action alors qu’il ne nous connaissait pas a touché mon cœur ; mais ceux qui nous connaissaient, avec lesquels nous voisinions, eux, ce sont eux qui ont tué nos familles alors que nous n’avions aucun problème entre nous52 . »

Après un bouleversement aussi radical, il serait naïf de penser que la fin du génocide permette à leur monde de se remettre sur pied, à l’endroit en quelque sorte. Privés de leur famille, habités par une défiance absolue envers les adultes, leur souffrance continue de s’exprimer à travers leurs mots. Ultime expérience de l’inversion, plus le temps passe et plus leur douleur s’accroît. C’est sur ces « dits de souffrance53  » que nous souhaiterions désormais porter l’analyse.

Ishavu ry’abato (le chagrin des enfants54 )

Rédigés en 2006, les cahiers ménagent un espace d’écriture précieux au récit de l’expérience des enfants devenus orphelins. Leurs textes frayent la voie d’une histoire subjective des survivants, mêlant la question du deuil, de la douleur psychique et du dénuement matériel.

Au titre des « souhaits » exprimés à l’adresse d’AVEGA, l’écrasante majorité des enfants demandent de l’aide afin d’être logés décemment. En effet, leur errance ne prend pas fin avec l’arrêt des massacres, la destruction des familles s’étant systématiquement accompagnée de celle des maisons et des autres bien domestiques. Une expression revient avec constance dans les cahiers quand les enfants décrivent leur retour sur les collines : « Nous sommes rentrés dans nos ruines. » – elle dit nettement la dévastation matérielle. En 1998, d’après un recensement du gouvernement rwandais, près de la moitié des survivants n’a pas de toit55 . Très peu d’enfants du corpus sont abrités dans des orphelinats que la langue des intervenants sociaux désigne pudiquement sous le terme « centres pour enfants non-accompagnés » (CENA). Si l’histoire des orphelinats dans le Rwanda de l’immédiat après-coup du génocide pourrait faire l’objet d’une étude en soi, retenons simplement quelques données. D’abord, ces derniers sont trop peu nombreux pour accueillir la masse des enfants survivants. Si l’on en croit une étude menée en novembre 1994 par les autorités rwandaises et l’UNICEF56 , 49 centres sont recensés et dispersés de manière très inégale sur le territoire, Butare et Kigali en concentrant plus de la moitié. Ensuite, les orphelinats sont surpeuplés57 et la politique du gouvernement rwandais vise à favoriser non seulement la réunification des familles mais l’adoption des orphelins par des familles rwandaises58 . Un dernier phénomène explique sans doute le nombre réduit des enfants du corpus accueillis dans les orphelinats : la formation de foyers dirigés par les enfants eux-mêmes. Cette innovation sociale née du génocide modifie en profondeur les liens de parenté. Pour ces jeunes – garçons comme filles – prenant la tête d’une famille d’orphelins, le génocide les a rendus père et mère. On ne saurait le dire avec plus de force que cette adolescente qui décrit au passage les conditions de vie matérielles précaires qui furent les siennes après le génocide :

Nous pouvions passer une année sans payer [le loyer]. Ils [les autorités] mentaient tout le temps en disant qu’ils allaient construire des maisons pour nous mais jusqu’à présent nous louons une maison avec tous ces enfants. Nous sommes huit dans une toute petite maison. C’est ainsi que nous avons continué à faire un pas dans la vie. Ce qui s’ajoute à cela, c’est que parmi ces enfants, l’une a été infectée par le virus du sida transmis par celui qui l’avait violée [une fillette de 14 ans]. Je nourrissais tous ces enfants. Après, j’ai essayé de retourner à l’école pour voir si je pouvais améliorer mon existence future. Parce que nous n’avions pas de toit, parce que nous n’avions pas de nourriture et parce que nous passions beaucoup de journées à l’hôpital à cause de l’enfant qui avait été infectée, je n’ai pas pu étudier. J’étudiais une année puis la suivante j’étais dans tout ça : soit j’étais à l’hôpital, soit ils nous chassaient de la maison parce que nous n’avions pas de quoi payer le loyer. Et quand j’étais à l’école, je m’inquiétais pour ces enfants. Je me demandais s’ils avaient passé la nuit sans manger, si on les avait chassés de la maison ou s’ils avaient été attaqués et tués. Les Hutu ont continué à dire que ceux qui étaient restés allaient les dénoncer, alors, mon cœur n’était pas tranquille. J’avais peur qu’ils aient été attaqués. Je ne pouvais pas étudier. Au lieu de me concentrer sur mes études, je pensais sans cesse à la vie de ces enfants que j’avais laissés. Les cours sortaient du programme de mon cerveau, s’effaçant à l’instant même où s’inscrivait dans mon esprit la situation de mes enfants. Alors même que je n’ai jamais mis au monde, ils sont mes enfants (nous soulignons)59 .

Devenue mère de sept enfants à 19 ans, la jeune fille assume pleinement – et avec quel courage, est-on tenté d’ajouter – le rôle que le génocide lui a assigné malgré elle. Bien des échos à d’autres expériences décrites sont contenus dans ces quelques lignes. « Les morts différées60  » d’abord, le temps du génocide n’ayant pas refermé sa parenthèse fatale après la fin des massacres en juillet 1994.  Un autre indice de ce temps long du génocide – si long que l’on peut s’interroger sur l’institution même d’un « après » – réside dans la menace permanente d’un voisinage hostile. Cette crainte persistante s’étend en réalité à l’ensemble du monde des adultes si bien que certains enfants investissent leur confiance dans des êtres inanimés. Ce peut être « une petite brousse » comme dans le cas cette fillette qui raconte :

Laissez-moi vous dire qu’il y avait des moments où quand j’allais à l’école et que je voyais une petite brousse, je la contemplais, je la trouvais jolie et je m’imaginais combien il serait agréable de m’y cacher. D’ailleurs j’avais envie d’entrer dedans pour voir si quelqu’un m’y trouverait alors que j’y serais cachée. Nous avons continué à vivre mais nous avions peur. Nous n’avions plus confiance en personne61 .

Une autre fillette âgée de 4 ans seulement en 1994 et unique survivante de sa famille, demeure mutique jusqu’à l’âge de 10 ans ; sa défiance envers les autres est telle qu’elle choisit un arbre pour seul confident : « Mon arbre a pris soin de moi à cette période car je n’arrivais pas à parler aux humains62 . »

La vie des orphelins est également marquée par de graves blessures psychiques. Certes, le « trauma » a investi le champ du savoir et de la pratique psychologique au Rwanda, mais il est avant tout décrit à partir des expériences somatiques et à l’appui d’une sémantique propre au kinyarwanda. De même que n’existait pas dans la langue nationale un terme pour désigner l’événement qui venait de se produire, aucun mot approprié ne permettait de rendre compte des manifestations de grande douleur psychique liée au génocide. En effet, « il devenait moins acceptable voire dégradant de qualifier une personne de “folle” ou de “possédée” alors que l’entourage savait pertinemment que tout cela était dû au génocide63 . » Une forme de nosographie populaire vint pallier ce manque et les termes ihahamuka et ihungabana s’imposèrent dans le langage commun. Quand ihungabana renvoie « à la détresse vécue par le sujet dans son espace psychique interne », ihahamuka – qui signifie littéralement « avoir les poumons hors de soi » – véhicule d’emblée l’idée d’une « expulsion de l’intérieur vers l’extérieur, un processus par lequel les souffrances internes se retrouveraient sur un espace public64  ». Les jeunes scripteurs mobilisent volontiers les deux mots pour évoquer leur douleur psychique. Comme pendant les impressionnantes crises collectives d’ihahamuka pendant les cérémonies de commémoration65 l’expression de leur profonde affliction passe par corps. Le « trauma » se vit avant tout par des manifestations somatiques : il est « la maladie des problèmes » (indarwa z’ibibazo) ainsi que l’écrit si justement une fillette66 . Maux de tête et d’estomac, hypertension reviennent avec constance dans les récits. Ils surgissent dans un contexte biographique singulier où le dénuement matériel et le souvenir des disparus se trouvent inextricablement mêlés.

Dans le temps où nous étudiions en pensant à notre petite sœur, laissée seule sans nourriture et sans vêtements ; nous-mêmes nous étudiions sans matériel scolaire, sans souliers, sans vêtements, sans tricot contre le froid, tu étudies alors que tu tombes malade très souvent. […] Cette vie a continué à me submerger : je voyais que pas une seule personne vivante ne nous aimait. Je ne sais pas ce qui s’est passé mais je suis tombée malade : c’était le traumatisme (ihahamuka n’ihungabana)67 .

La tête et le cœur sont les sièges privilégiés des « maladies » décrites par les enfants. Ainsi, quand une petite fille raconte qu’elle a la tête « remplie d’eau68  », un jeune garçon dépeint son cœur comme une « pourriture puante69  ». Corps et psyché des survivants subissent la réverbération puissante du génocide, sans prise avec le temps social et politique de la reconstruction. À l’évidence, les textes ne nous donnent pas à lire une histoire linéaire de la « résilience70  ».

Conclusion

Voir le génocide à travers « l’œil de l’enfance71  », c’est sans nul doute le voir avec une acuité nouvelle. Avec leurs mots propres, les enfants restituent la matérialité brute de l’événement : pas un quolibet, pas une insulte, pas un geste cruel n’échappe à leur attention descriptive. Les scènes de massacre s’animent sous les plumes des enfants-scripteurs avec toute leur charge de violence : ils racontent le génocide au présent. Expression littérale de la violence subie, il faut pouvoir la recevoir comme telle, contre la tentation commode de lui imposer les filtres de l’interprétation psychologique ou d’un discours surplombant. Pour peu que l’on consente à prendre au sérieux cette parole enfantine marquée par une hypermnésie frappante, des perspectives inédites s’ouvrent pour approfondir notre connaissance du génocide. Non seulement les récits renseignent sur les multiples stratégies de survie élaborées par les victimes, mais ils offrent aussi une entrée précieuse dans les systèmes de croyance des tueurs ainsi que dans la gestuelle meurtrière et cruelle de ces derniers. Tous les acteurs du génocide se croisent dans la complexité des comportements adoptés à l’égard de l’ordre nouveau imposé par l’entreprise d’extermination. La richesse de ce matériau permet d’envisager l’écriture d’une histoire « intégrée72  » du génocide, où les historiographies fondées parallèlement sur les tueurs ou les victimes ne seraient plus séparées : une histoire du génocide des Tutsi qui rende compte des interactions entre les différentes catégories d’acteurs.

  • 1Il n’est pas question de fournir ici une bibliographie exhaustive, mais citons notamment les travaux pionniers de Manon Pignot, Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Paris, Seuil, Univers historique, 2012 ; La guerre des crayons. Quand les petits parisiens dessinaient la Grande Guerre, 1914-1918, Paris, Parigramme, 2004 ; Stéphane Audoin-Rouzeau, La guerre des enfants. 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2004 [1993] ; Catherine Coquio et Aurélia Kalisky, L’enfant et le génocide. Témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2007 ; Ivan Jablonka (dir.), L’enfant-Shoah, Paris, PUF, 2014 ; Patricia Heberer, Children During the Holocaust, Documenting Life and Destruction, Holocaust Sources in Context, USHM, Lanham, Rowman and Littlefield, 2011 ; Marta Craveri et Anne-Marie Losonczy, Enfants du Goulag, Paris, Belin, « Contemporaines », 2017 ; Zérane Girardeau (dir.), Déflagrations. Dessins d’enfants, guerres d’adultes, Paris, Anamosa, 2017.
  • 2Claudine Uwera Kanyamanza et Jean-Luc Brackelaire, « Ménages d’enfants sans parents au Rwanda », Cahiers de psychologie clinique, 2001/2, n° 37.
  • 3Manon Pignot, Allons enfants de la patrie, op.cit., note 1, p. 12.
  • 4Christian Gerlach, Sur la conférence de Wannsee, Paris, Liana Levi, Opinion, 1999 [1998], p. 29.
  • 5On pourra lire le récit saisissant de Rony Zachariah, présent au Rwanda pour Médecin sans Frontières et qui se fit relater les circonstances de l’assassinat de son personnel à l’hôpital universitaire de Butare et en particulier de l’une des infirmières, hutu, mais enceinte de son mari tutsi. Fédération internationale des droits de l’homme, Human Rights Watch, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 556, disponible sur : https://www.fidh.org/fr/regions/afrique/rwanda/Aucun-Temoin-ne-doit-sur… (toutes les références internet ont été vérifiées en février 2020).
  • 6Ministère de l’Administration locale et des Affaires sociales du Rwanda (MINALOC), Dénombrement des victimes du génocide. Rapport final, Kigali, 2004, pp. 22 et 24. Selon ce rapport, les enfants de 0 à 14 ans représentent 50,1% des victimes du génocide.
  • 7Physicians for Human Rights, Recherches effectuées sur le site de l’église catholique de Kibuye (Rwanda), Informations compilées par William Haglund, anthropologue légal et le Robert H. Kirshner, pathologiste, volume 1, Boston, 24 février 1997 [version en français], p. 40.
  • 8Ibid, p. 40.
  • 9Archives du MINALOC, Minisiteri y’Imibereho Myiza y’Abaturage, Raporo y’imirimo y’ibarura ry’abacitse ku icumu ry’Itsembabwoko n’Itsembatsemba hagati ya tariki ya 01 Ukwakira 1990 na tariki ya 31 Ukoboza 1994, Kigali, 1998, p. 12. Je remercie chaleureusement Assumpta Ingabire de m’avoir facilité l’accès aux archives du MINALOC.
  • 10Archives de la CNLG (ACNLG), récit C44USC (née en 1984). Les noms des personnes qui ont fourni un témoignage ont été anonymisés.
  • 11Audrey Kichelewski et Judith Lindenberg, « “Les enfants accusent”. Témoignages d’enfants survivants dans le monde polonais et en yiddish. », in Ivan Jablonka, L’enfant-Shoah, op. cit. note 1, p. 35.
  • 12Littéralement : « Les orphelins n’ont plus ni haut ni bas. »
  • 13ACNLG, récit C54NG (né en 1979).
  • 14ACNLG, récit C73IVC (née en 1981).
  • 15ACNLG, récit C44USC (née en 1984).
  • 16Si l’on s’en tient aux chiffres du recensement général de la population effectué en 1991, l’indice synthétique de fécondité s’élève à 6,9 enfants par femme en âge de procréer (15-49 ans). Voir République rwandaise, ministère du Plan, Service national de recensement, Recensement général de la population et de l’habitat au 15 août 1991, Kigali, avril 1994, p. 235.
  • 17À titre d’exemple, les oncles maternels sont désignés par le terme marume quand les tantes paternelles apparaissent sous le terme masenge.
  • 18ACNLG récit C67MMGC (née en 1986).
  • 19ACCNLG récit C44USC (née en 1984).
  • 20Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013, pp. 160-161. Cette politique des quotas pour l’accès à l’enseignement secondaire s’exerçant à l’encontre des élèves tutsi est abrogée par Agathe Uwilingiyimana, alors ministre de l’Éducation, en avril 1992. Cette décision courageuse lui vaut d’être agressée à son domicile le mois suivant. Voir Jordane Bertrand, Rwanda, le piège de l’histoire. L’opposition démocratique avant le génocide (1990-1994), Paris, Karthala, Les Afriques, 2000, p. 195.
  • 21ACNLG récit C11UP (née en 1981).
  • 22ACNLG récit C91KB (née en 1978).
  • 23ACNLG récit C2BJB (né en 1984).
  • 24En 2000 puis en 2006, le Rwanda a connu une réorganisation administrative en profondeur. Les frontières et les noms des anciennes entités administratives furent modifiés si bien qu’il faut travailler avec deux cartes, celle de 1994 et celle en vigueur aujourd’hui.
  • 25Sur cette question, voir entre autres documents le rapport établi par le Comité pour le respect des droits de l’homme et de la démocratie au Rwanda (CRDDR), Victims of Political Repression Since October 1 1990 in Rwanda, Kigali, 15 décembre 1991.
  • 26ACNLG récit C90NJCC (né en 1986).
  • 27FIDH et HRW, op. cit. note 5, pp. 364-368.
  • 28Je tiens à remercier Stéphane Audoin-Rouzeau de m’avoir apporté une aide précieuse à l’analyse de ces textes dont les effractions psychiques provoquaient parfois un effroi paralysant.
  • 29Atle Dyregrov, Leila Gupta, Rolf Gjestad, Eugénie Mukanoheli, « Trauma Exposure and Psychological Reactions to Genocide Among Rwandan Children », Journal of Traumatic Stress, vol. 13, n° 1, 2000, pp. 3-21.
  • 30Ibid, p. 6.
  • 31Les circonstances du massacre de l’église de Kabarondo ont fait l’objet d’un examen attentif par la cour d’assises de Paris lors des procès en première instance puis en appel de Tito Barahira et Octavien Ngenzi (bourgmestres successifs de la commune), en 2016 et en 2018. Tous deux ont été condamnés pour génocide à la réclusion criminelle à perpétuité. D’après le témoignage du curé de la paroisse l’abbé Oreste Incimata qui, jusqu’au 12 avril, a tenu un registre recensant les réfugiés, au moins 1 500 personnes ont péri lors de cette attaque. Audience du 30 mai 2018 devant la cour d’assises de Paris, procès en appel. Une estimation établie par le diocèse de Kibungo porte le nombre de victimes à 2.000, voir Bulletin diocésain de Kibungo, Stella Matutina, n° 112, juin 1995, p. 7 (Je remercie Frère Benjamin et Jean-Népomuscène pour l’accueil qu’ils ont bien voulu me réserver à la bibliothèque des Dominicains de Kacyiru).
  • 32ACNLG récit C46HY (né en 1982).
  • 33Serge Baqué, Dessins et destins d’enfants. Jours après nuit, Paris, Hommes et Perspectives, 2000, p. 103.
  • 34Pour un récit complet de l’histoire du génocide à Nyarubuye, voir Privat Rutazibwa et Paul Rutayisire, Génocide à Nyarubuye, Kigali, Éditions rwandaises, 2007.
  • 35ACNLG récit C87MFC (née en 1985).
  • 36ACNLG récit C72URC (née en 1987).
  • 37ACNLG récit C88MVC (née en 1986).
  • 38Ibid.
  • 39Ibid.
  • 40A. Dyregrov et autres, op. cit. note 29, p. 6.
  • 41ACNLG récit C42IE (date de naissance non indiquée).
  • 42ANCLG, récit C88MBV (née en 1986).
  • 43Il est plus probable qu’elle ait passé plusieurs jours dans la fosse, mais on comprendra qu’une expérience de cette nature dilate le temps subjectif.
  • 44ANCNLG, récit C29US (née en 1987).
  • 45A. Dyregrov et autres, op. cit. note 29, p. 6.
  • 46Nous avons trouvé cette description dans Jean-Paul Turindwanamungu, « Contribution à l’étude de l’impact du génocide sur la schizophrénie », mémoire de psychologie et de sciences de l’éducation réalisé sous la direction de Jean-Damascène Ndayambaje, Université Nationale du Rwanda, Butare, 2000, p. 77.
  • 47ACNLG, récit C30BD (né en 1984).
  • 48Les lignes qui suivent s’appuient sur le récit C61HIC (né en 1981), ACNLG.
  • 49Nous soulignons.
  • 50Sur l’opération Turquoise et la politique française au Rwanda entre 1990 et 1994, voir notamment, République française, Assemblée nationale, Mission d’information parlementaire, Rapport d’information sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994, Paris, Assemblée nationale, 1998 ; République du Rwanda, Commission nationale indépendante chargée de rassembler les preuves montrant l’implication de l’État français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994 [dite Commission Mucyo], Rapport final, Kigali, 2007, disponible sur : http://cec.rwanda.free.fr/documents/doc/Rapport_Rwanda/RapportRwanda-20….
  • 51ACNLG, récit C44USC (née en 1984).
  • 52ACNLG, récit C87MFC (née en 1985).
  • 53Nous empruntons cette expression à Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, La Librairie du XXe siècle, pp. 16-17.
  • 54Pour reprendre le titre de l’un des rares recueils de témoignages d’enfants publié au Rwanda, Dukundane Family, Ishavu ry’Abato. Ubuhamya kuri Jenoside yakorewe abatutsi mu Rwanda (Le chagrin des enfants. Témoignages sur le génocide perpétré contre les Tutsi), Kigali, avril 2009.
  • 55Archives du MINALOC, op. cit. note 9, p. 25.
  • 56République du Rwanda, ministère de la Réhabilitation et de l’Intégration Sociale et UNICEF, Évaluation des besoins des centres d’accueil pour enfants non-accompagnés, Kigali, janvier 1995, Archives du MINALOC, Box 56.
  • 57Si l’on s’en tient (avec prudence) aux chiffres disponibles, le nombre des orphelinats est passé de 49 à 25 entre 1994 et 2003 ; quand le nombre d’enfants accueillis a décru de 10.000 à 3.600 au cours de la même période. Voir ibid et MINALOC, National Policy for Orphans and Other Vulnerable Children, Kigali, 2003.
  • 58MINALOC, op. cit. note 57.
  • 59ACNLG, récit C31UM (née en 1975).
  • 60Nous empruntons cette expression si juste à Anouche Kunth qui l’a forgée pour décrire le sort des survivants arméniens du génocide de 1915.
  • 61ACNLG, récit C81MI (née en 1982).
  • 62Nous empruntons cette citation à Darius Gishoma, « Crises traumatiques collectives d’Ihahamuka lors des commémorations du génocide des Tutsi. Aspects cliniques et perspectives thérapeutiques », thèse de doctorat en psychologie, Université catholique de Louvain, 2014, p. 289.
  • 63Ibid., p. 165.
  • 64Ibid., p. 167.
  • 65Le travail le plus achevé sur cette question a déjà été cité, il s’agit de celui de Darius Gishoma, ibid.
  • 66ANCLG, récit C91KB (née en 1987).
  • 67Ibid.
  • 68ACNLG, récit C12RNIC (née en 1982).
  • 69ACNLG, récit C2BJB (né en 1984).
  • 70De ce point de vue, nous souscrivons à la remarque suivante : « La notion de résilience des enfants pourrait aisément devenir une nouvelle forme de déni de leur traumatisme par lequel le système politique éluderait sa responsabilité face aux enfants traumatisés par la guerre » in A. Dyregrov et autres, op. cit. note 29, p. 14. Il s’agit de notre traduction de l’anglais. Ajoutons que cette forme de déni peut s’étendre au-delà du cercle des responsables politiques et assure sans doute notre propre confort moral. 
  • 71Manon Pignot, Allons enfants de la patrie, op. cit., note 1, p. 12.
  • 72Pour reprendre le mot de Saül Friedlander, « Pour une histoire intégrée de la Shoah », 30e conférence Marc Bloc, EHESS, juin 2008, disponible sur : https://tinyurl.com/yyomgzze.

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