IRRC No. 910

Entretien avec Boris Cyrulnik

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Abstract
Boris Cyrulnik est un psychiatre, neurologue et psychanalyste connu en France pour avoir popularisé et développé le concept de résilience. Né dans une famille juive à Bordeaux en 1937, il perd ses deux parents lors de la Seconde Guerre mondiale et échappe aux camps de concentration en s’évadant, à l’âge de six ans, après avoir été pris dans une rafle de Juifs par les nazis. Ses souvenirs de cet événement, 40 ans après la fin de la guerre, sont à l’origine d’une réflexion sur la mémoire traumatique de l’après-guerre. Dans cet entretien avec la Revue, il réfléchit aux interactions entre mémoire, traumatisme et résilience, tant au niveau individuel que collectif.

Texte original en français.

* Cet entretien a été mené à Toulon, France, le 7 avril 2017, par Paul Bouvier, conseiller médical au CICR, Vincent Bernard rédacteur-en-chef de la Revue et Audrey MacKay, assistante éditoriale à la Revue.

Vous êtes un enfant de la Seconde Guerre mondiale. Pour nos lecteurs qui vous connaissent peu, pouvez-vous tout d’abord nous raconter votre histoire ?

Je suis né en 1937 à Bordeaux, ce qui n’était pas une bonne idée pour un juif parce qu’il y a eu la guerre dès 1939. Mon père s’est engagé dans le régiment des volontaires étrangers et a disparu. Pratiquement toute ma famille a disparu. J’ai été arrêté par la rafle de Bordeaux de janvier 1944 et j’ai réussi à m’évader de manière un peu romanesque. Et le mot « romanesque » est à double tranchant puisqu’effectivement, mon évasion était tellement folle que, quand je l’ai racontée après la guerre, personne ne me croyait, ce qui m’a condamné à quarante ans de silence. Quand je racontais mon histoire, les gens éclataient de rire et ne me croyaient pas, parce que ça sortait de la condition humaine normale.

C’est quand je suis passé sur France 3 Aquitaine, à la sortie de mon premier livre, qu’une dame a téléphoné en disant : « Est-ce que ça ne serait pas le petit Boris que j’ai aidé à s’évader ? ». Elle avait laissé son numéro de téléphone, donc j’ai appelé un taxi et j’ai été voir la dame. Cela a déclenché un processus d’enquête qui m’a permis de retrouver tous les témoins de mon évasion. Par exemple, j’avais plongé sous le corps d’une dame qui était en train de mourir d’hémorragie après avoir reçu des coups de crosse dans le ventre. Les Allemands l’avaient ramassée pour la mettre dans une camionnette pour l’enlever au regard des témoins, parce que, vu qu’ils avaient pactisé avec le gouvernement de Vichy, les Allemands voulaient avoir une bonne image. Et la camionnette est partie avec la dame mourante et moi sous elle. Plus tard, j’ai rencontré la petite-fille de cette dame qui m’a retrouvé et j’ai même maintenant des relations amicales avec son fils.

À partir du moment où j’ai retrouvé tous les témoins de mon évasion, je me suis dit que j’avais maintenant le droit et la possibilité de parler, ce qui m’avait été impossible pendant quarante ans. J’ai décidé de faire une enquête sur ma mémoire pour savoir si elle correspondait aux bâtiments, aux archives et aux autres témoins qui étaient sur place en même temps que moi. Et là, j’ai eu beaucoup de surprises, parce que ce qui était évident dans ma mémoire ne correspondait pas du tout à ce qui était sur le terrain et aux archives, qui étaient d’ailleurs parfois carrément impossibles. Par exemple, mon ami était médecin au camp de Mérignac où les juifs de Bordeaux étaient enfermés et il m’a montré une archive : Boris Cyrulnik, 5 ans, évadé. L’archive, je l’ai vue. Je n’ai jamais été au camp de Mérignac. L’archive se trompe autant que moi. De la même façon, quand j’ai vu les gens qui étaient sur la même place en même temps que moi, on avait chacun une mémoire étonnamment différente du même phénomène, au même endroit, à la même place. Alors, je me suis mis à réfléchir là-dessus et ça a donné mon livre Sauve-toi, la vie t’appelle, qui est une réflexion sur la mémoire traumatique de l’après-guerre.

La mémoire traumatique est une mémoire curieusement structurée. Lorsqu’il se passe quelque chose d’intense, il n’y a pas de mémoire s’il n’y a pas d’émotions et s’il n’y a pas de relations. Donc, la mémoire dite objective est un phénomène parfaitement subjectif. Je ne peux mettre en mémoire que ce que vous y mettez : vos émotions, vos colères, vos sourires, bref, notre relation. Ma mémoire autobiographique n’est faite que de ce que vous y avez mis : c’est une mémoire relationnelle.

Si je n’ai pas d’émotions, je ne mets rien en mémoire. Si l’émotion est forte, comme la nuit où j’ai été arrêté, le traumatisme laisse une empreinte dans la mémoire. Une telle arrestation – en pleine nuit, des hommes armés en civil, des lunettes noires la nuit comme dans les mauvais films, le chapeau de feutre, la canadienne relevée, une lampe-torche dans une main et un revolver dans l’autre – cela peut étonner un enfant de six ans, quand même ! Quand je suis sorti dans le couloir, il y avait des soldats allemands en arme qui étaient en garde et la rue était barrée comme pour l’arrestation d’un dangereux délinquant.

Maintenant, en associant la mémoire psychologique verbale avec la mémoire en neuro-imagerie, on sait qu’un tel traumatisme laisse une empreinte dans la mémoire, une trace dans la mémoire qui est difficile à effacer. Et là, c’est hyper précis, plus précis que les archives. Je me souviens exactement de ces hommes armés avec des lunettes noires la nuit – j’ai mis longtemps à comprendre qu’ils mettaient des lunettes noires la nuit avec un chapeau et un col relevé parce que c’était des voisins et qu’ils ne voulaient pas être reconnus. Ce centre de la mémoire hyper précis est fascinant, hypnotisant, mais tout ce qui avait autour de cet évènement est flou. Et là, c’est une imprécision étonnante. Donc la mémoire traumatique est faite d’un centre hyper précis, imprégné biologiquement par la mémoire, entouré d’un flou où là, on peut interpréter, imaginer, rêver et inventer toutes les mémoires sincères. Dans ce livre-là, je me suis appliqué à ne jamais mentir. Si quelque chose me gênait, je n’en parlais pas, donc je n’ai dit que des choses partageables mais qui sont sincères, sûres. Et ensuite, je suis parti sur le terrain pour vérifier et là, surprise. Pas mal, beaucoup de surprises…

Dans cette mémoire traumatique, il semble y avoir un contraste entre une mémoire très précise, faite d’images très fortes et une absence de parole, une absence de mots, une absence de récit. La construction du récit est un processus qui peut être extrêmement compliqué et qui va peut-être prendre des années. C’est là qu’intervient la confrontation des images avec les récits d’autres personnes, avec les archives, avec d’autres éléments. C’est cette enquête qui vous permettra finalement de construire un récit et qui permettra au petit Boris devenu grand de dire : « Je suis celui qui s’est échappé de… ». C’était la synagogue de Bordeaux ?

La synagogue de Bordeaux était transformée en prison. Il y avait des barbelés, des militaires, des cars, des mitrailleuses. Et il y a eu des coups de feu. On m’a montré les éclats dans les murs de la synagogue, mais je n’ai aucun souvenir des coups de feu. Il y a des choses qui pour un adulte avaient une signification, mais qui, pour un enfant de six ans, n’avaient pas de signification.

À l’inverse, il y a des détails qui, pour un enfant de six ans, étaient hyper importants, hyper signifiants, dont j’ai un souvenir précis et qui, pour un adulte, n’ont pas de valeur. Par exemple, Maurice Papon – c’est lui qui avait organisé la rafle – s’est servi aussi d’une archive pour dire : « J’ai fait une action humanitaire puisque j’ai demandé des boîtes de lait concentré sucré et des couvertures pour les enfants ». Il a montré son bon de commande, ce qui est vrai. J’ai vu ces boîtes de lait concentré sucré, j’ai vu ces couvertures et je m’en suis méfié parce que j’ai tout de suite compris que cela permettait de tenir les enfants ensemble. Tous les enfants qui avaient été arrêtés restaient autour des boîtes de lait concentré sucré, autour des couvertures. Ils ont donc tous été mis dans un wagon qui a été scellé, fermé et ils sont tous morts à Auschwitz. C’est-à-dire que l’archive est vraie, mais ce qu’elle ne dit pas, c’est qu’elle était utilisée pour tuer ces enfants. Cela, elle ne le dit pas. Donc l’archive ment par omission parce qu’une archive ne peut pas tout dire.

La mémoire d’images est étonnamment précise. J’ai le souvenir des torches, du revolver, j’ai le souvenir des soldats en train de regarder le plafond. Pourquoi est-ce qu’un soldat armé regardait le plafond ? Je me suis dit : « C’est étonnant. Pourquoi est-ce qu’un homme adulte armé regarde le plafond ? ». Je ne suis pas sûr de l’interprétation, cela me plairait de croire qu’il regardait le plafond parce qu’il avait honte d’arrêter un enfant de six ans. Je n’en suis pas sûr mais j’aimerais que ce soit vrai.

Ensuite, il y a eu des images, toutes vraies mais rassemblées. Dans mon souvenir, j’ai réussi – au moment où nous avons été évacués pour aller vers les trains qui nous amenaient à Auschwitz – à grimper dans les toilettes et je me suis collé sous le plafond, les pieds appuyés sur la chasse d’eau et le dos appuyé contre le mur, comme les alpinistes. Des soldats ont ouvert, mais personne n’a pensé à lever la tête. S’ils avaient levé la tête, ils auraient vu un petit garçon de six ans lové près de la chasse d’eau et sous le mur. Je suis resté comme ça, j’étais étonné parce que j’ai tenu longtemps sans efforts, et puis, quand j’ai entendu le silence, je me suis laissé tomber et je suis sorti. La synagogue était vide. Je me suis retrouvé dehors. Je me rappelle les détails, je me rappelle le rai de lumière, je me rappelle les gens de la Gestapo en train de parler entre eux. Ils m’ont vu sortir, aucun n’est intervenu. Et quand je suis sorti, j’ai vu Madame Descoubès, l’infirmière, me faire signe et là, j’ai plongé sous la dame en train de mourir, Madame Blanchet.

Et dans mon souvenir, je dégringolais, je courais, les marches comme dans le film Le Cuirassé Potemkine où on voit un berceau qui descend et nous, spectateurs, on sait que le berceau va de plus en plus vite et que dedans il y a un bébé qui va se fracasser. Quand je suis retourné à la synagogue quarante ans après, il y avait trois marches. Dans ma mémoire, je dégringolais les escaliers – et je vous promets que c’est dans ma mémoire, c’est une image claire, ce n’est pas discutable, c’est vrai, c’est ainsi – sauf que j’avais fait converger deux sources de mémoire : la source de mémoire de la réalité où je devais avoir une émotion intense, la source de mémoire du film du Cuirassé Potemkine qui déclenchait aussi une émotion intense. L’émotion du film correspondait à ce que j’avais dû éprouver quand j’ai couru et j’ai fait converger ces deux sources de mémoire en une seule image de souvenirs. Je dégringolais à toute allure les marches de l’escalier de la synagogue, ce qui n’est pas possible.

Et je peux continuer ainsi pendant très longtemps. Quand j’ai revu Madame Descoubès après mon émission sur France 3 Aquitaine, elle avait les cheveux blancs. On se retrouve en relation intime quarante-cinq ans après, on se met à bavarder : « Ah, Boris, tu te rappelles ? ». Et cette dame, je ne l’avais pas vue longtemps mais c’était important. Je lui dis : « Vous savez, je vous trouvais très belle avec vos cheveux blonds ». Elle ne dit pas un mot, elle se lève, elle va chercher une photo d’elle en infirmière de la Croix-Rouge avec des cheveux noirs comme un corbeau. Et dans mon image, elle était blonde. Je vous promets, elle était blonde. Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? J’ai fait aussi converger deux sources de mémoire. Elle m’a sauvé. Seul dans la rue, sans elle, je n’aurais pas été loin. C’est elle qui m’a confié à une cascade de Justes qui m’ont protégé. Et j’ai fait converger sa beauté – elle était belle – avec d’autres sources d’actrices que je trouvais belles aussi et dans les années d’après-guerre, les femmes belles, c’était des blondes, c’était des femmes des films américains.

J’ai fait, là encore, converger des sources de mémoire. J’ai fait une image avec des sources de mémoire et le mot que je vais dire, c’est probablement le mot qui organise toute ma réflexion sur la mémoire de la guerre, c’est : la « chimère ». Dans une chimère, tout est vrai. Les ailes sont d’un aigle, les pattes sont d’un lion, le museau est d’un bec d’aigle… Tout est vrai dans la chimère, qui est pourtant un animal imaginaire. Je crois que quand on fait son autobiographie – en tout cas pour Sauve-toi, la vie t’appelle qui n’est pas une autobiographie mais qui est un souvenir d’enfance revisité – tout est vrai, comme sont vraies les chimères.

Pourquoi avoir attendu toutes ces années avant de raconter ces histoires ? En quoi cette mémoire était difficile à partager ?

J’ai le souvenir du moment où j’ai compris que nous allions être tués – j’ai compris sans peine puisque les gens de la Gestapo qui m’avaient arrêté l’avaient dit.  Madame Farge, qui me cachait, avait dit à l’officier de la Gestapo : « On ne lui dira pas qu’il est juif, laissez-le survivre ». Je n’avais jamais entendu le mot « juif » de ma vie puisque mes parents étaient laïcs. En une phrase, j’ai appris que j’étais juif, j’étais donc quelque chose que je ne savais pas et que ce quelque chose que je ne savais pas me condamnait à mort. Mais il suffisait de se taire pour être autorisé à vivre. En une phrase, j’apprenais des tas de renseignements différents. Dans mon esprit d’enfant, je me suis dit : « Bah, c’est facile, il suffit de se taire et j’aurai l’autorisation de vivre ». Je me suis tu pendant quarante ans mais probablement parce qu’on ne me croyait pas. Après la guerre, je racontais ce qui m’était arrivé, personne ne m’a cru. Et si je n’avais pas retrouvé tous les témoins, j’aurais peut-être continué à me taire jusqu’à la fin de ma vie.

Pendant la guerre, j’avais intérêt à ne pas raconter qui j’étais et d’où venaient mes parents parce que j’aurais été dénoncé. Au début, je sortais, ils me faisaient les courses comme tous les enfants – je n’allais pas à l’école, j’aurais été arrêté. J’avais l’habitude d’aller faire les courses jusqu’au jour où Madame Farge m’a dit : « Ne va plus faire les courses, tu risques d’être dénoncé ». Dénoncé ? Je suis condamné à mort parce que je suis juif – je ne sais pas ce que c’est qu’être juif – et je vais être dénoncé pour un crime que j’ai peut-être commis ? Mais je ne sais pas quel crime j’ai commis. Pendant la guerre, j’avais donc appris à me taire. On me disait : « Tais-toi et ne dis pas comment tu t’appelles parce que si tu dis ton nom, tu mourras et ceux qui t’aiment mourront à cause de toi ». Cela, çà fait taire. Et en plus, cela fait taire dans mes racines, cela interroge. Je descendrais donc de criminels. D’où est-ce que je viens ? Pendant la guerre, j’ai appris à me taire. J’avais un nom qui me protégeait, qui me cachait, mais qui n’était pas mon nom, ce n’était pas moi.

Et après la guerre, quand la sœur de ma mère m’a retrouvé et m’a recueilli, elle avait du mal à parler aussi de la guerre parce que, sur une famille d’une trentaine de personnes, on était trois survivants. Elle pratiquait le déni pour ne pas souffrir mais, de temps en temps, des phrases lui échappaient et c’était des phrases de douleur. Par exemple, je me souviens d’une phrase qui lui revenait souvent : « Jeannette […] » – c’était sa sœur de quinze ans – « […] elle a disparu, elle n’a pas été arrêtée, elle n’est pas morte, elle a disparu, on ne sait pas où ». Quand, de temps en temps, une phrase comme celle-là lui échappait, je me disais : « C’est grave d’être juif, c’est vraiment grave ». Et pourtant, je ne savais toujours pas ce que c’était. D’ailleurs, aujourd’hui encore, je ne suis pas sûr de savoir ce que c’est, mais à six ans encore moins. Donc, dans cette famille blessée, entre ces trois survivants gravement blessés, on ne parlait pas de la guerre, sauf de temps en temps les phrases mystérieuses que disait ma tante. Un oncle Jacques, qui s’était engagé dans la Résistance à dix-huit ans et qui ensuite a été couvert de décorations, n’en parlait pas non plus. Pourtant, à vingt ans, il a libéré Villeurbanne près de Lyon, il a été fait officier, des tas d’émissions lui ont été consacrées parce qu’il était dans la main d’œuvre étrangère (MOE

1 ), un groupe de résistants très actif qui a fait beaucoup de misères aux nazis, commettant deux ou trois attentats par semaine. Il n’en parlait pas, parce que tout le monde n’avait qu’une idée en tête : il faut apprendre à vivre, il faut revenir à la vie et surtout, ne pas être prisonnier du passé et ne pas raconter toutes ces horreurs. Nul ne savait où était ma tante, la petite Jeannette, qui avait seulement quinze ans. On ne savait pas où étaient mes parents, on ne savait pas s’ils étaient morts ou s’ils avaient été arrêtés… Tout ce que nous savions c’est qu’ils étaient là, avec nous et que maintenant ils étaient morts. On n’en savait pas plus. On ne peut pas vivre dans l’horreur du passé et, pour échapper à la prison du passé, il fallait éviter d’en parler, ce qui était un mécanisme de protection. Mais ce n’était pas un facteur de résilience ; c’était un facteur de protection parce que cela empêchait de souffrir, mais ce n’était pas un facteur de résilience parce que cela empêchait d’affronter le problème, on l’évitait. En évitant le problème, on ne souffrait pas. Mais comment faire pour affronter un problème alors qu’on le met de côté, on le met sous le tapis ? C’est pourtant ce qu’on a fait pendant des décennies.

À l’école, j’avais raconté mon histoire, comme je viens de le faire, et mon petit copain à qui je l’avais racontée ne m’avait pas cru. Il l’avait rapportée à ses parents ; son père était bijoutier et vivait juste à côté. Plus tard, mon petit copain vient me chercher : « Est-ce que tu veux raconter ton histoire ? ». Je trouvais étonnant qu’on me demande de raconter mon histoire. Lorsque je me suis rendu chez lui, il y avait un monsieur qui était assis, les autres étaient debout. J’en ai conclu que celui qui était assis était quelqu’un de très important parce que les autres étaient debout et je lui ai raconté mon histoire. À la fin de mon histoire, il a sorti une pièce de sa poche et il m’a dit : « Tu racontes de belles histoires, va t’acheter des bonbons ». Je me suis dit : « Bah, les adultes, ce ne sont pas des gens sérieux. Ce n’est plus la peine d’en parler ». Quatre-vingts ans après, je crois que je n’ai pas changé d’avis. Les adultes ne sont pas des gens sérieux ! Donc, voilà. Pour des raisons personnelles, émotionnelles, des mécanismes de défense au sens psychanalytique du terme, le déni protège mais empêche la résilience.

Il y a aussi eu des mécanismes de déni collectif, parce que la France avait besoin de se reconstruire. Elle n’avait pas été glorieuse pendant la guerre. En 1940, l’armée française était partie en courant. Le seul régiment qui avait freiné un peu l’avancée allemande, c’est le régiment où était mon père, le Régiment de Marche des Volontaires étrangers, majoritairement composé de Républicains espagnols et de Juifs d’Europe centrale. Sur 11 000 soldats, 7 500 tués. C’est le seul régiment qui a freiné un peu le régiment « ficelle » auquel les Allemands ont rendu les honneurs parce qu’ils ont combattu2 . C’est le seul régiment français qui a combattu « jusqu’à la mort », comme on dit dans les mauvais films.

La deuxième honte française, c’était la collaboration avec les nazis. Mais par bonheur, il y a eu la Résistance. La plupart des gens, qu’ils soient Allemands ou Français, auraient préféré qu’on les laisse vivre en paix et auraient voulu qu’il n’y ait pas la guerre. Mais nous tous, l’Europe et le monde entier, avons été embarqués dans un langage totalitaire qui fait qu’une minorité de croyants dans ce langage totalitaire a déclenché un processus social politique qui a embarqué tout le monde dans la tragédie de la Seconde Guerre mondiale. Le langage totalitaire, c’est un processus qui est en train de se remettre en place actuellement. Ce n’est pas le langage nazi, ce n’est pas la biologie imaginaire du nazisme, mais c’est un langage totalitaire tout de même et on voit que beaucoup de gens se laissent embarquer. Et ces gens-là ne sont pas des monstres. C’est la pensée paresseuse qui nous dit : « Les nazis étaient des monstres ou des barbares ». Ce n’est pas vrai. L’Allemagne, c’était une belle culture germanique à qui on doit des penseurs, des musiciens, des scientifiques. Et pourtant, c’est en Allemagne que s’est développée la honte du XXe siècle – c’est-à-dire le génocide, les camps de la mort – dans une belle culture de gens cultivés, probablement même les plus cultivés d’Occident. Donc, quand on dit que les Allemands étaient des barbares, ce n’est pas vrai.

Quand vous dites, « j’avais un nom qui me protégeait, qui me cachait, mais qui n’était pas mon nom, ce n’était pas moi », cela m’a fait penser au premier livre que vous avez écrit sur la résilience, dans lequel vous évoquiez votre histoire – mais cela, on ne l’a appris après coup. Dans votre livre, vous ne parliez pas de Boris, mais du « petit Bernard », un équivalent en français de Boris. Lorsque l’on cherche à raconter une histoire, on teste le public pour voir comment il réagit, s’il y a du répondant, si c’est le moment de raconter… Est-ce ce qui s’est passé pour vous ?

C’est exactement cela. J’aurais bien voulu livrer mon histoire, mais comment faire pour parler banalement d’une chose pareille ? On peut bavarder de ses vacances, on peut bavarder de ses études, de son baccalauréat ou des épreuves, même de la vie, on peut en bavarder. Mais comment faire pour bavarder d’un génocide ? Comment faire pour bavarder de quelque chose qui est en dehors de la condition humaine ? Il y a eu 1,5 million d’enfants européens qui ont été tués et qui sont passés dans un four. Comment peut-on parler banalement d’un truc pareil ? On ne peut pas. Au fond, car vous avez du mal à raconter, les autres ont aussi du mal et le déni devient alors la réaction adaptée. Tout le monde pratique le déni, le blessé comme le non-blessé. Par contre, comme je l’ai proposé tout à l’heure, même si c’est une réaction adaptée, ce n’est pas un facteur de résilience puisque cela empêche d’affronter le trauma. Moi j’aurais bien voulu parler de mon histoire, mais ce n’était pas possible. Alors, j’ai effectivement décidé de la raconter dans l’intimité d’un livre parce que, même quand un livre est tiré à 200 000 exemplaires, c’est une relation intime. 200 000 exemplaires, c’est tout simplement 200 000 relations intimes puisque je m’adresse à 200 000 lecteurs qui vont lire, dans leur coin.

Mais avant, j’ai voulu essayer, parce que j’avais envie d’être normal – mais on ne peut pas être normal avec de telles choses dans son passé. J’ai donc inventé un personnage par procuration que j’avais baptisé Bernard parce que c’est l’équivalent de Boris en français. J’ai créé Bernard et lui ai attribué une partie de ma propre histoire pour voir si les gens allaient me croire, si cela allait les intéresser. Le récit narratif a cette fonction artistique qui permet de nous exprimer par l’intermédiaire d’un tiers : je ne peux pas dire ce qu’il m’est arrivé parce que j’ai du mal à le dire et parce que tu as du mal à l’entendre, mais si je passe par le détour d’un tiers, je vous raconte une histoire. Ce n’est pas la mienne, bien sûr, mais c’est celle du petit Bernard. Tiens, mes lecteurs hochent la tête, donc cela les intéresse. Tiens, ils commencent à croire, donc c’est possible. Peut-être, juste peut-être, que je peux redevenir normal, je peux réintégrer la condition humaine puisqu’ils acceptent d’entendre une histoire folle qui m’est arrivée.

Donc, peut-être que le détour par un tiers – ce peut être une œuvre d’art, un roman, une réflexion psychologique, sociale ou politique – permet d’accepter ce que je ne peux pas dire et ce que les autres ne peuvent pas entendre. Et là, effectivement, en donnant la parole au petit Bernard ou en donnant la parole à des amis ou à des patients qui avaient connu des situations proches de la mienne, je laissais les autres parler en mon nom ; je pouvais faire une autobiographie à la troisième personne. C’est-à-dire que j’en faisais mes porte-paroles et je pouvais me faire une idée de la réaction du public et je me disais « Bah finalement, je ne suis pas si anormal que ça ; il est possible d’en parler ».

Il arrive un moment, peut-être quarante ans, cinquante ans, soixante ans plus tard, où les gens sont prêts à l’entendre et où l’on peut dire : « C’était moi. Voilà ce qui m’est arrivé ». C’est là une question intéressante : celle de la distance nécessaire pour que ce récit, qui n’est pas seulement un récit traumatique, prenne forme, que ce soit dans le temps, dans l’espace, dans les générations ; cette distance qui permet au récit de se construire d’une façon qui n’est pas possible autrement.

D’abord, la notion de traumatisme est une notion récente. Pendant très longtemps, on pensait que si un homme rentrait d’une guerre fortement altéré, avec des comportements étranges, avec des paroles étranges, auto-agressives, hétéro-agressives, confuses ou parfois délirantes, personne ne pensait au traumatisme. L’explication qui venait en tête, c’était : « Il est possédé par un mauvais esprit ». Ou alors, dans la culture chrétienne qui est assez douée pour la culpabilité, on pensait : « Bah, s’il délire, s’il est altéré, c’est que Dieu l’a puni. Il a dû commettre un péché très grave et Dieu l’a puni en possédant son esprit ». De telles explications empêchaient la pensée.

Quand une explication arrive trop vite, comme je l’ai exposé avant, c’est un tiroir, c’est une pensée paresseuse, c’est un réflexe intellectuel, c’est une récitation qui empêche le travail, la lente élaboration de la pensée. Il faut se méfier des explications trop rapides et effectivement, dans les années d’après-guerre, nous-mêmes avons eu tous tendance à trouver une explication qui arrête le cheminement de la pensée. Souvent, c’est désigner le « méchant » qui arrête la pensée. Le « méchant », c’est forcément l’autre.

Ce que l’on constate et cette idée commence maintenant à être mieux acceptée, c’est que, bien que quelqu’un puisse avoir été une « victime », vous avez employé ce mot, les victimes n’ont pas envie de faire une carrière de victimes toute leur vie. Quelqu’un qui a été victime n’a qu’une idée en tête, déclencher un processus de résilience pour ne pas passer sa vie à être victime. Pour autant, nous ne pouvons pas nier que nous avons été des victimes. Nous avons réellement subi un sacré choc. Ma famille a disparu et rien ne me la rendra, j’aurai fait ma vie sans elle. Dans le réel, j’ai été une victime, mais dans la représentation du réel, je n’avais pas envie de passer ma vie à être une victime. Très tôt, je me disais : « Mais comment on peut se sortir d’un trauma pareil – je n’employais pas le mot « trauma » –, d’une situation pareille ? »

Il faut agir sur le récit collectif pour que les blessures individuelles puissent être enfin exprimées parce que, s’il y a une discordance entre ce qui m’est arrivé et ce que vous croyez, je ne peux pas parler, vous me faites taire. J’ai du mal à le dire et si vous avez du mal à l’entendre, la discordance entre nos récits, le mien et le vôtre, provoque un clivage de ma personnalité. Je ne peux vous dire que ce que vous êtes capable d’entendre et le reste s’enkyste, s’encrypte et souffre en secret. Je suis clivé, j’ai une mentalité clivée, parfois gaie, parfois travailleuse et tout d’un coup, sombre, solitaire, malheureuse, parce que je n’ai jamais pu élaborer ce qui m’était arrivé et que cela agit sur moi comme un syndrome psychosomatique enkysté. Je parais bien, je travaille, je fais des études, et puis tout d’un coup j’ai des cauchemars, j’ai des angoisses, j’ai envie d’envoyer tout promener, je me dispute avec les gens que j’aime. Je n’ai pas réglé mon problème parce que cette discordance entre mon récit et les récits d’alentours ont provoqué un clivage de mon psychisme.

Entre 1980 et 1985 en France, le discours collectif change, les récits collectifs évoluent. Un film, Shoah3 , fait entendre qu’il y a eu 6 millions de morts sur un peuple européen de 9 millions de Juifs pendant la guerre. Dans un discours politique, Jacques Chirac a reconnu la culpabilité de l’État français pour avoir collaboré4 Il ne faut pas oublier qu’avant cela, des films qui montraient l’arrestation des Juifs français ou des images qui montraient les képis français, avaient été censurés. On ne voyait que les uniformes allemands. Dès qu’on voyait un képi d’un flic français, l’image était enlevée parce que ce n’était pas acceptable par les non-Juifs, ce n’était pas acceptable de penser que la collaboration française avait participé à ces crimes. Tout le monde était en souffrance, tout le monde. Ce n’était pas la même souffrance, mais tout le monde était en souffrance. Ces récits collectifs, des films comme Shoah ou des romans comme celui d’André Schwarz-Bart, Le dernier des Justes5 , ont fait rentrer petit à petit dans la culture l’idée qu’il y avait eu des crimes dont on ne pouvait parler que sous forme d’œuvre d’art.

« Mais oui, mais c’est un film, c’est un roman, ce n’est pas vrai ». La fiction ne fait que dire la vérité. Tout à l’heure, je disais que mon autofiction n’était faite que d’éléments vrais qui composaient un animal chimérique, imaginaire et pourtant je me suis appliqué à ne dire que des choses vraies. Le reste, je ne l’ai pas dit. Dans ce que j’ai écrit, j’ai été sincère. Donc, le vrai, le témoignage est déjà une chimère. Comment voulez-vous qu’il n’eût dit que des choses vraies ? La fiction aussi ne dit que des choses vraies, la fiction, les films, Le dernier des Justes, Shoah, interrogent des gens qui ont commis des crimes, qui commencent à peine à en parler. On se rend compte que ces gens ont été possédés – j’ai presque envie de dire qu’ils ont été aliénés – parce qu’ils se sont soumis à un récit collectif, un langage totalitaire, qui ne leur a pas permis d’apprendre à juger par eux-mêmes. Ils ont perdu leur jugement, ils se sont laissé embarquer dans une épidémie psychique et ils se sont laissé embarquer parce que le contingent des émotions était tel qu’ils ont perdu leur liberté intime. C’est pour cela que j’ai envie de dire « aliénés ». Des gens normaux, sains, cultivés, auront été aliénés parce qu’ils se sont laissé embarquer dans un récit totalitaire auquel ils ont adhéré. Une épidémie de croyance, comme c’est en train de se remettre en place.

Quand les deux récits sont devenus concordants, j’ai enfin pu raconter ce qu’il m’était arrivé, le plus honnêtement possible, même si cela paraît étonnant. Je sais maintenant qu’il y a des gens qui vont chercher à comprendre, je rejoins la condition humaine, je suis normal, je peux parler, mon clivage disparaît. Je n’ai plus besoin d’être clivé, je peux dire ce que je pense. Vous serez d’accord, vous ne serez pas d’accord, c’est à moi de vous convaincre ou pas, de trouver les arguments ou pas, mais je peux parler. Je redeviens entier, les deux parties de mon moi déchiré sont suturées.

Revenons maintenant à ce concept de résilience. Comment définissez-vous ce concept très important dont on parle beaucoup depuis vingt ans ?

D’abord, pour moi, la résilience n’a été ni un concept ni même une notion, c’était une rage. Je ne nommais pas cela « résilience » mais il fallait absolument que je trouve le moyen de m’en sortir, je n’avais pas envie de passer ma vie avec ça. Donc c’était de la rage. Et quand j’ai fait mes études de médecine, de psychologie et de psychiatrie et que j’entendais mes maîtres m’apprendre que, quand un enfant avait connu un trauma, il était perdu, je me disais : « Je ne peux pas accepter ça, soit je me suicide, soit j’arrête mes études ». Quand j’entendais dire : « Regardez ces enfants, regardez d’où ils viennent. Comment voulez-vous qu’ils s’en sortent ? », ou quand j’entendais dire : « Regardez ces enfants, ils ont été maltraités donc il y a un destin, une fatalité, qui va leur faire répéter la maltraitance », je ne pouvais pas l’accepter non plus. Je n’avais pas nommé cela. En fait, en y réfléchissant maintenant, ce n’était pas même pas une notion. Ma pensée était seulement : « Je ne peux pas l’accepter, cela me touche trop. Je ne peux pas accepter de me soumettre à une malédiction ». J’en ai parlé à mes maîtres, j’en ai parlé à des gens que j’admirais beaucoup et qui avaient l’esprit assez souple et assez ouvert pour me dire : « Oui, vous avez raison. Il faudrait qu’on réfléchisse un petit peu à ça ».

Puis, je suis tombé sur la publication de Emmy Werner6 , parfaite d’un point de vue méthodologique, qui étudiait une population de 700 enfants d’Hawaï qui n’avaient pas d’école, pas de famille, qui avaient subi des agressions sexuelles et physiques, qui avaient toutes les chances de ne pas s’en sortir. 72 % de ces enfants sont effectivement restés fracassés pour toute la vie, mais 28 % s’en sont sortis. Ces 28 % ont appris à lire et écrire sans aller à l’école ; ils ont appris un métier, ils ont fondé une famille, ils avaient des amis et quand Emmy Werner a procédé à des évaluations sociales et psychologiques, ces enfants n’étaient pas plus altérés que les autres. Cela ne veut pas dire qu’ils sont comme les autres – je m’approche de la définition de la résilience – mais ils ont repris un bon mode d’existence, qui n’est pas celui qu’ils auraient eu s’ils n’avaient pas eu cette enfance fracassée.

Et je me suis dit : « Voilà. Il y a une méthode scientifique et clinique qui permet de chercher à comprendre comment on peut s’en sortir, donc comment on peut aider ces gosses, puis ces adultes et même ces personnes âgées qu’ils sont devenus. Il y a là une direction à suivre pour faire des recherches ». J’ai organisé à Toulon le premier groupe de recherche internationale sur la résilience, une métaphore attribuée à Emmy Werner mais qui existait bien avant elle, et qui était utilisée par des écrivains des psychologues, des mécaniciens et des géographes – ce qui n’a aucune importance puisque le travail d’Emmy Werner était si bien qu’on peut lui attribuer la maternité du concept. Donc, merci Emmy Werner !

On s’est donc mis à travailler sur la résilience. La définition qu’on en proposait dès la première réunion à Toulon, fut celle-ci : la résilience, c’est la reprise d’un bon développement, d’un nouveau développement, après une agonie psychique, traumatique. Il ne peut pas y avoir de définition plus simple que cela.

C’est une définition simple, mais quand on est fracassé par un traumatisme de guerre, un traumatisme domestique ou par un accident de la vie, il n’y a que deux réactions possibles : soit on reste hébété, soit on se débat pour se remettre à vivre. Cet état de sidération est confirmé par la neuro-imagerie, puisque l’on voit que lorsque quelqu’un est en agonie psychique, son cerveau est déconnecté et ne traite aucune information. Il est gris. Les nappes de neuromédiateurs ne circulent plus. KO debout. Le cerveau est « déconnecté » et la neuro-imagerie le confirme.

Si, plutôt que de rester hébété, je me débats pour me remettre à vivre, c’est que l’on va appeler la résilience. Mais le nouveau développement que je reprends ne peut pas oublier ce qui m’est arrivé. Il y a des traces dans mon cerveau, il y a des traces dans mes habitudes de pensées, de mémoire. Je pense beaucoup à cela : mon malheur, mon trauma devient l’étoile du berger, l’étoile noire du berger qui organise mon nouveau développement. Mais je me débats pour vivre le moins mal possible. On ne peut trouver de définition plus simple et plus logique de la résilience. En revanche, cela exige que des équipes pluridisciplinaires et des scientifiques associés, déterminent quels sont les facteurs de résilience. Nous savons maintenant qu’il y a des facteurs neurologiques, biologiques, affectifs, psychologiques, sociaux et culturels. Partant de là, il nous faut constituer des équipes pluridisciplinaires de chercheurs, de scientifiques, associés autour d’un même thème parce qu’on ne peut pas tout savoir et être partout à la fois. Mais, comme nous le faisons régulièrement, nous pouvons nous rencontrer, pour essayer de découvrir les facteurs de résilience.

Comment se passe ce processus de résilience ? Et la question qui nous vient tout de suite à l’esprit c’est aussi comment nous, les professionnels pouvons-nous contribuer à ce processus ? Ou au contraire, comment pouvons-nous l’empêcher, éventuellement par des erreurs ?

Nous pouvons simplifier les choses avec le schéma de raisonnement suivant : avant le trauma, pendant le trauma, après le trauma. C’est un peu didactique, mais cela simplifie la pensée.

Avant le trauma, il y a l’acquisition très précoce de facteurs de protection, qui ne sont pas forcément des facteurs de résilience. Deux facteurs de protection : l’acquisition préverbale d’un attachement secure. On a gardé l’anglicisme parce que secure, n’a pas le même sens que le mot français « sécurisé ». « Sécurisé », signifie que moi bébé préverbal j’ai besoin que ma figure d’attachement soit là, je suis sécurisé quand elle est là, je suis insécurisé quand elle n’est pas là. Moi bébé préverbal secure, je suis sécurisé quand elle est là mais quand elle n’est pas là, je reste secure puisqu’elle est dans ma mémoire et dans le style affectif, relationnel, que j’ai acquis à son contact. Je suis secure et non pas « sécurisé ». Le deuxième facteur, c’est la mentalisation. Est-ce qu’un enfant est capable de mentaliser ? Pour la plupart des enfants, c’est oui. Ils mentalisent étonnamment tôt, même avant la parole et cela a été prouvé sur le plan biologique et comportemental, grâce à des questionnaires d’attachement validés statistiquement. Les deux mots clés, attachement secure et mentalisation, ont été évalués scientifiquement.

Notre groupe d’experts sur la résilience a invité récemment André Galinowski, un psychiatre de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale de Paris, qui travaille avec toute une équipe sur les traces, le frayage, les circuits neurologiques que forment les traumas précoces. C’est pour cela que la résilience, ce n’est pas du tout le retour à l’état antérieur, parce que le retour à l’état antérieur c’est la guérison, alors que la résilience, c’est la reprise d’un bon développement mais qui n’est pas un développement normal parce qu’on n’oublie pas le trauma. Quand on a été un enfant de la guerre, quand on a été agressé sexuellement, quand on a été chassé, on n’oublie jamais. Mais on ne se soumet plus à sa mémoire passée parce que on en fait quelque chose et ce sera le chapitre suivant.

Quand on a acquis un attachement secure, on a un facteur de protection précieux, alors que cet attachement secure a été acquis bien avant l’accès à la parole. Tous nos enfants, quelle que soit leur culture, que leur langue soit facile ou difficile, apprennent à parler toute langue entre le vingtième et le trentième mois. Tous les enfants de toutes les cultures. Il y a là un déterminisme biologique – probablement une période critique, une période hypersensible dans le développement de l’enfant – qui est déterminé par des neuromédiateurs, essentiellement la sécrétion d’acétylcholine, qui fait qu’il y a à ce moment-là un moment d’hyper mémoire fantastique qu’on ne retrouvera jamais de notre vie. Un bébé est capable d’apprendre n’importe quelle langue en dix mois, sans école, sans livres, sans profs ! Pour ce qui me concerne, voici soixante-cinq ans que je suis débutant en anglais ! Si j’étais né en Angleterre, j’aurais appris l’anglais en dix mois.

En plus, l’attachement secure, fortement préverbal, est déjà relationnel. Moi, bébé, j’ai acquis un attachement secure parce qu’autour de moi il y avait une niche sensorielle stable, sécurisante et dynamisante : maman, bien sûr, papa, la grande sœur, le chien, la tante… Six, huit personnes, pas trop. S’il y a trop de personnes, c’est comme s’il n’y avait personne et s’il n’y a personne, c’est personne. Et s’il y a juste une personne, c’est presque personne. Il faut six, huit personnes pour faire une constellation qui protège l’enfant, la mère, bien sûr, le père qui peut être un substitut maternel efficace, la grand-mère, la nounou, les métiers de la petite enfance. J’ai inclus les métiers de la petite enfance par référence à l’expérience très intéressante des pays d’Europe du Nord qui ont pris des décisions politiques pour développer les métiers de la petite enfance en fonction des théories de l’attachement. Ils ont évalué les résultats, le retour sur investissement, après avoir fait ces réformes politiques et éducatives. Dix ans après ces réformes, il y avait 1 % d’illettrés – par comparaison, il y a 15 % d’illettrés en France –, une diminution des suicides à l’adolescence de 50 %, une très importante diminution des psychopathies, des troubles de la relation, des troubles de la socialisation. C’est une bonne affaire que de développer les métiers de la petite enfance. Sinon, on sacrifie les femmes, ce qui est aussi un choix politique, et on les culpabilise en leur disant, comme cela a été fait en Allemagne : « Si votre enfant se développe mal, c’est parce que vous avez travaillé ». C’est un choix politique. À bien y réfléchir, le choix est vite fait !

Il faut développer les métiers de la petite enfance et tout le monde est bénéficiaire. Les enfants en bénéficient parce qu’ils ont une niche sensorielle avec un système à multiples attachements : ils apprennent à aimer maman d’une manière, à aimer papa d’une autre manière, à aimer la grand-mère d’une autre manière, à aimer la nounou d’une grande manière. En cas de malheur, la niche sensorielle est modifiée mais les enfants ont acquis la confiance en eux et ils savent qu’ils peuvent appeler au secours, tendre la main, tirer sur un bras, faire une offrande alimentaire. Ils vont souffrir mais ils vont garder l’espoir et ils vont chercher autour d’eux ou en eux, qui va pouvoir les aider. On leur a donné un facteur de résilience en leur permettant d’acquérir un facteur de protection au cours des premiers mois de leur vie.

Le deuxième facteur préverbal, c’est la mentalisation, c’est-à-dire l’aptitude à se créer un monde intime auquel on va répondre parce que nous, humains, on répond aux perceptions de l’environnement. Nous sommes des êtres biologiques, nous avons besoin d’oxygène, d’eau, nous luttons contre l’attraction terrestre, mais nous ne sommes rien de plus que des êtres biologiques. Et la condition humaine est essentiellement faite de représentations. Représentations verbales ou représentations d’images ; les adultes ont l’aptitude acquise à s’exprimer par des représentations verbales, alors que les enfants ont tendance à s’exprimer par des dessins. Maman n’est plus là, je vais supporter son départ en prenant un chiffon qui la représente, en prenant un nounours qui va me sécuriser comme elle me sécurisait, ou en faisant un dessin qui la représente. Puisque j’ai confiance en elle, j’ai confiance en moi. Elle n’est pas là, j’ai mon petit chagrin, j’ai mon petit stress, mais je vais vite faire un dessin qui la représente et quand elle va revenir – parce que je sais qu’elle va revenir puisque j’ai confiance en moi et en elle – je vais lui donner ce dessin et vais lui raconter : « Tu vois, maman, j’ai dessiné tes cheveux, j’ai dessiné des chaussures à talons hauts, j’ai dessiné ta jupe, etc. ». Donc, je vais raconter, je vais verbaliser mes émotions, je vais sémantiser une image et des mots, faire un récit pour garder la relation, que ma mère soit là ou qu’elle ne soit pas là, elle est là. Je l’ai fait vivre.

Deuxième chapitre, le trauma. Alors là, on entre dans la guerre. Les traumas naturels, inondations, incendies et autres tremblements de terre qui font énormément de morts, font moins de syndromes psychosomatiques que les traumas interculturels comme la guerre, la famine ou les agressions physiques ou sexuelles, parce qu’on pardonne à la nature, parce qu’elle n’avait pas l’intention de nous détruire. Alors que ce peuple-là qui a détruit le mien avait bien l’intention de le détruire ? Cela veut dire que plus l’agresseur est proche, plus le trauma est délabrant. Les traumas sont presque toujours provoqués par des proches, le peuple voisin, la famille ou notre entourage immédiat : dans le cas d’une agression sexuelle, mon agresseur peut être mon oncle, mon père ou mon beau-père. Ainsi, plus le trauma est proche, plus le trauma est délabrant car non seulement j’ai subi une agression physique, j’ai subi une agression psychique, j’ai été victime de viol, j’ai vu la mort, mais en plus, j’ai été trahi. J’ai été agressé par celui, celle, dont j’attendais la protection. Ce n’est pas un trauma comme un tremblement de terre, c’est une cascade de traumas qui détruisent tous les mécanismes de protection que j’avais acquis auparavant. J’avais confiance en lui parce que j’avais acquis l’attachement secure. Il m’agresse, il détruit le mécanisme de protection que ma mère, ou peut-être lui-même d’ailleurs, avait imprégné dans ma mémoire biologique. Je n’ai plus de mécanisme de protection, j’ai un acquis un facteur qui empêche la résilience.

Et dernier chapitre, après le trauma. Alors là, on n’est plus dans la guerre, on est dans l’après-guerre. J’ai été invité en territoire palestinien pour parler de résilience. Après le trauma, j’ai été étonné de voir à quel point les Palestiniens avaient du mal à penser la résilience parce qu’ils sont encore dans la « résistance ». J’accepte les mots « résistance palestinienne » à partir du moment où ils ne commettent pas d’attentats. S’ils font une guerre, ils sont en résistance contre quelqu’un qui les écrase et qui limite leur territoire. Quand ils attaquent les civils et qu’ils mettent des bombes dans les écoles ce n’est pas de la résistance. C’est un acte de terrorisme. En France, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Résistants ne voulaient pas passer à la télévision parce que sinon ils auraient été arrêtés et ils n’agressaient que les agresseurs. Ils agressaient les convois d’armes, les convois de vivres, les officiers supérieurs. Ils ne mettaient pas de bombes dans les écoles allemandes. Pas une seule. Donc là, je suis un peu nuancé. Je pardonne, je comprends, je peux me laisser convaincre totalement par un acte de résistance mais sûrement pas par un acte de terrorisme.

Après le trauma, la première chose qui est nécessaire, c’est le soutien. Si je n’ai pas de soutien, je reste seul. Si je reste seul, comme je l’ai été après la guerre, je ne peux que ruminer ce qui m’est arrivé. Je ne peux pas l’élaborer pour l’expliquer à quelqu’un, je ne peux pas en faire une représentation, je ne peux pas en faire un récit, un dessin, un film, un roman, une réflexion psychologique, philosophique, politique, je ne peux pas faire cela. Je ne peux pas l’élaborer puisque je suis seul et je me tais et on me fait taire. Je ne peux pas l’élaborer donc je ne peux que ruminer ce qui m’est arrivé. Le silence m’a mis sur le tapis roulant de la dépression. Je ne serai pas résilient.

S’il y a un soutien, je suis d’abord sécurisé. Une fois sécurisé, je peux prendre le recul que j’évoquais tout à l’heure et à ce moment-là, je peux faire l’effort d’élaborer pour chercher les mots, les images, dans mon passé pour en faire un récit que je vais adresser à quelqu’un qui fait l’effort de me comprendre. Et moi je fais l’effort de me faire comprendre. J’élabore : élaborer, labeur, travail, souffrance. Je fais l’effort d’élaborer. La neuro-imagerie montre maintenant que, quand quelqu’un fait l’effort d’élaborer, cela modifie la fonction de son cerveau et, si cela dure longtemps, cela modifie la structure cérébrale. Je ne vois plus le monde de la même manière dès l’instant où pendant plusieurs mois, j’ai fait l’effort d’élaborer le malheur qui m’était arrivé. J’ai donc acquis un degré de liberté à condition d’élaborer, de travailler, je ne suis plus soumis au passé et là, je suis vraiment dans les facteurs de résilience. Ce n’est pas beau, ça ?

Cette séquence que vous proposez est très intéressante : avant, pendant et après le trauma. Avant, la protection ; pendant, la résistance ; et après, la résilience. Les humanitaires emploient souvent le mot « résilience » pour désigner l’inverse. Par exemple, quand un enfant sort de plusieurs années d’esclavage, vous diriez que « cet enfant a fait preuve de résilience pendant ses années de captivité ». Cet enfant a en effet survécu et résisté, mais il est certainement un peu trop tôt pour dire qu’il est résilient.

Il y a ici une déviation du sens, mais cela arrive pour tous les concepts. Tous les concepts qui rentrent dans la culture sont toujours déviés et déformés. C’est inévitable. Je pense qu’il faut préciser, préciser et préciser encore, de façon à limiter ces déformations. Après avoir dit cela, la définition de la résilience est quand même ultra simple : la résilience, c’est la reprise d’un nouveau développement, après une agonie psychique, traumatique. Il faut partir de là.

Que peuvent faire les professionnels quand ils sont face à des personnes ou des communautés qui ont subi des traumatismes ?

J’ai été un petit peu sur le terrain quand j’étais praticien et j’ai aussi travaillé avec l’UNICEF. Face à une telle situation, je propose le même schéma de raisonnement. Il faut chercher les facteurs de protection. Imaginez que vous êtes actuellement dans une situation de fracas pour des raisons politiques, la plupart du temps – quoique maintenant, il va y avoir les migrations climatiques – ou des raisons de croyance, des guerres idéologiques ou des guerres religieuses. Avant, comment étiez-vous ? Aviez-vous une famille stable ? Avez-vous été à l’école ? Étiez-vous capable de mentaliser ? Avez-vous acquis des facteurs de protection ? Si avant, vous aviez déjà acquis des facteurs de non résilience – famille dysfonctionnelle, agression sexuelle, consommation psychiatrique, délinquance – vous avez acquis des facteurs de vulnérabilité qui font que votre résilience va être difficile. Parce que non seulement vous allez avoir un trauma, mais votre trauma est survenu sur un développement déjà fragilisé.

Si vous êtes agressé par un inconnu – ce que je vais dire est affreux – je pense que cela va vous solidariser. J’ai vu des gens qui ont été Résistants en France pendant la Seconde Guerre mondiale et qui sont restés amis toute leur vie. Ils ont été parrains de leurs enfants respectifs, ils se sont entraidés, ils se téléphonaient. L’agression que le nazisme a infligée à la France et aux Juifs français en particulier, a solidarisé les Juifs qui ont survécu. Donc, les nazis ont provoqué le contraire de ce qu’ils souhaitaient. Ils ont solidarisé les Juifs qui ne sont pas morts et il y eut tout de même beaucoup de morts. Ils ont participé à la résurrection du judaïsme. Les Juifs devenaient de plus en plus laïcs et ce sont maintenant les petits-enfants qui redécouvrent le judaïsme que leurs parents avaient ignoré. Ce sont les petits-enfants qui vont voir le rabbin pour apprendre les rituels et qui apprennent à leurs parents le judaïsme que les parents avaient oublié. Le nazisme a tué beaucoup de Juifs mais il n’a pas tué le judaïsme, au contraire.

Lorsque je suis allé sur le terrain après les attentats du Bataclan7 , j’ai entendu des psychologues qui étaient là, dire aux gens : « Il faut parler Monsieur, il faut parler Madame – les gens étaient hébétés d’horreur et de malheur – parlez tout de suite sinon vos enfants deviendront psychotiques !» Absurde ! Quand les gens sont hébétés, on doit tout d’abord vérifier qu’ils n’ont pas de blessures physiques. Le SAMU social8 , créé par Xavier Emmanuelli9 , a réalisé des prouesses. Techniquement, cela a été un chef d’œuvre. Si les personnels du SAMU n’avaient pas été là et s’ils n’avaient pas répété avant, avec les pompiers, la police, les écrans qui permettaient de savoir où étaient les ressources, il y aurait eu bien plus de morts… Par exemple, lorsqu’un pompier faisait un électrocardiogramme, le gars qui était derrière l’écran voyait l’électrocardiogramme, il avait la carte et le GPS à côté de lui et il était en mesure de dire : « Il y a un centre cardiologique à dix minutes à côté, je téléphone pour réserver un lit. » Beaucoup de gens ont été sauvés parce que le SAMU social a fait un chef d’œuvre de protection, sur le plan médical et technique.

Côté psychologique, ce fut un bon début. Beaucoup de gens ont été préservés. Mais il y a encore des progrès à faire et je cite ici les gens qui ont été sur le terrain ce jour-là : la principale autocritique des psychologues présents sur les lieux des attentats, est d’avoir demandé aux victimes de parler trop vite. C’est une absurdité criminelle. Vous devez d’abord leur offrir une tasse de café et simplement être près d’elles, les soutenir humainement en leur parlant des bêtises de la vie quotidienne qui, dans ce cas-là, sont des bêtises fondamentales. Et puis, on leur donne une carte et on leur dit : « Voilà. Pour l’instant, on boit le café ensemble. On va vous donner une couverture. Ça va ? ». Il faut commencer par établir une relation humaine.

Il ne faut pas oublier que sur la promenade de Nice, nombreux sont ceux qui disent avoir vu un amoncellement de cadavres devant le camion. Ce sont des images d’horreur impensable. Les témoins avaient cette image – comme on le disait tout à l’heure – imprégnée dans leur mémoire, devant l’émotion d’horreur si forte. Cette mémoire est biologiquement imprégnée dans leur cerveau. Ils ne voient que cette image. C’est la seule chose à laquelle ils pensent. Quand ils s’endorment, les cauchemars les réveillent.

Plus tard, on peut dire aux victimes, « quand vous serez apaisés, il faudra bien chercher à comprendre ce qu’il s’est passé. Il faudra bien chercher à comprendre comment vous allez vous remettre à vivre après ce tel malheur ». Là, on est dans la résilience : réfléchir, donner un sens, chercher à comprendre ce qu’il s’est passé, chercher à comprendre comment on va se remettre à vivre et avec qui.

On ne peut pas vivre seul. Seul, on est sur le tapis roulant de la dépression. Avec la neuro-imagerie, on voit les altérations cérébrales si on est laissé seul. Donc, il ne faut pas laisser ces gens seuls. Une fois qu’ils sont apaisés, le travail de reconstruction peut commencer. C’est un travail de reconstruction, mais pas de guérison. Ces gens-là ne vont pas revenir à l’état antérieur : ils vont garder le trauma dans leur mémoire et même pire, le trauma va faire désormais parti de leur identité. Si je dis « je suis celui qui a perdu ses parents pendant la guerre », ou « je suis celui qui a perdu sa femme et son petit garçon dans l’attentat du Bataclan », cela fait partie de notre identité. Mais on ne me soumet pas au passé. Je sais que personne ne me rendra ma femme, mon petit garçon, mais je ne me soumets pas au passé. Je vais chercher à voir comment je vais pouvoir me remettre à vivre le moins mal possible après une telle horreur. Ce sont là des facteurs de résilience.

Et c’est là un message important pour les humanitaires : un traumatisme, la torture par exemple, atteint la personne dans son identité, dans son histoire, dans sa culture, de façon très fondamentale.

Tout à fait. Et puis, il y a un autre aspect dont nous n’avons pas parlé tout à l’heure : c’est qu’une fois que les gens ont été torturés, cela est tellement imprégné fort dans leur cerveau, que cela devient une empreinte biologique. Françoise Sironi10 a travaillé sur ces aspects. Elle raconte un an en Irak. Un soldat reçoit l’ordre de torturer une femme irakienne. Cette femme est libérée et le gars continue à la torturer. Mais il la torture généralement avec un seul mot. Il téléphone, elle décroche le téléphone et il dit : « C’est moi ». Et il raccroche. Et hop, l’angoisse et la crainte resurgissent et elle est folle d’angoisse pendant un jour, deux jours… « Il n’est pas mort, il va revenir ». Puis il la rappelle, en disant « c’est moi » et tout le traumatisme enfoui que la femme cherchait à combattre avec le soutien de ses amis et par la vie quotidienne refait surface.

Revenons maintenant au devoir de mémoire, à ces notions de mémoire collective, de mémoire historique. Y-a-t-il un devoir de mémoire ? Comment le situeriez-vous par rapport à ce processus de résilience au niveau personnel, au niveau du groupe, mais peut-être aussi du niveau d’une nation ?

Je suis assez ambivalent à propos de l’expression « devoir de mémoire », parce que toutes les guerres sont déclenchées en utilisant ce qui a été mis en mémoire. La guerre du Kosovo a été déclenchée parce que les « vilains musulmans » ont remporté une victoire contre les « gentils chrétiens » au XVe siècle. Les Arabes ont des raisons de faire la guerre aux chrétiens qui les ont pillés. Les protestants ont des raisons de faire la guerre aux catholiques qui ne sont pas toujours bien comportés avec eux. Les femmes ont des raisons de faire la guerre aux hommes qui les ont parfois entravées. Si on va chercher dans notre mémoire des traumas passés, on a tous des raisons de se faire la guerre. Dans ce cas-là, on se rend prisonnier du passé. Donc, mémoire, oui, pour donner sens, mais pas « devoir de mémoire ». La première croisade a été déclenchée par un « devoir de mémoire ». Vous vous rendez compte qu’en 1095, Urbain II rassemble à Clermont-Ferrand les gens et les galvanisent, provoquant une sorte d’expression de flambée émotionnelle. « Vous vous rendez compte, les méchants arabes, ils ont volé le tombeau du Christ et on ne peut même pas y aller ! Oh, les méchants arabes ». Allons-y, paf ! Première croisade. C’est en utilisant la mémoire qu’on peut se faire la guerre et ne jamais arrêter de se faire la guerre. On a tous des raisons de se faire la guerre. Tous.

D’un autre côté, sans mémoire, nous ne pouvons pas donner un sens à ce qui nous arrive ? On ne peut donner sens aux évènements que l’on vit, évènements sociaux ou même évènements de la vie quotidienne, que si on a la mémoire du passé. Le sens que l’on donne, c’est l’intégration de la mémoire du passé qui nous permet d’attribuer une signification à ce nous percevons et de nous indiquer la direction où on veut aller. On a besoin de la mémoire pour donner sens, mais on n’est pas prisonnier de la mémoire.

Prenons quelques exemples de la mémoire abusive : les croisades, la guerre du Kosovo et pratiquement toutes les guerres, sont déclenchées parce qu’on va déterrer un traumatisme enfoui qui légitime la guerre. Il ne faut pas oublier qu’entre la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale, les instituteurs français et allemands préparaient les enfants à la guerre. Les instituteurs français leur apprenaient la haine des boches qui nous avaient volé l’Alsace et la Lorraine, tandis que les enfants allemands apprenaient la haine des Français.

On peut toujours fouiller dans le passé pour trouver une raison de se faire la guerre. Pour autant, la mémoire nous est nécessaire. Par exemple : imaginez-vous dehors, en train de jardiner, puis vous rentrez dans votre salon et vous voyez les adolescents sur le divan – comme d’habitude ! – en train de regarder un film. Vous voyez que vos deux adolescents regardent l’écran et qu’ils éprouvent une émotion intense. Vous regardez l’écran et vous voyez quelqu’un en train de touiller une tasse de thé. Alors, vous vous demandez pourquoi les adolescents éprouvent une émotion d’horreur alors que sur l’écran il n’y a que quelqu’un qui touille une tasse de thé ? En fait, c’est parce que vos adolescents ont dans leur mémoire que quelqu’un a mis du cyanure dans la tasse de thé, alors que vous, vous ne l’avez pas dans votre mémoire puisque vous étiez dans le jardin en train de jardiner. Ce qui, pour vous, est un acte dénué de sens, est un acte émotionnant et terrifiant pour vos adolescents. « Il va mourir s’il boit la tasse de thé ! ». On a besoin de la mémoire pour donner sens à notre vie, mais pour cela, il faut des historiens, il faut des romanciers, il faut des philosophes, il faut des psychologues, il faut des fabricants de récits. En revanche, nous n’avons pas besoin de gens qui nous rendent prisonniers de la mémoire parce que sinon, on finit par utiliser la mémoire d’un drame authentique, pour légitimer notre haine et pour justifier une nouvelle déclaration de guerre.

Comment peut-on concilier ces différents récits collectifs, ces mémoires collectives, sans tomber dans ces « pièges de la mémoire » ?

Pour répondre à cette question, il faut travailler en équipe. On a besoin de sociologues, de romanciers et d’historiens. Les sociologues nous disent que parmi les migrants qui arrivent actuellement, certains s’intègrent vite alors que d’autres ont du mal à s’intégrer. Il est important de savoir pourquoi il y a de telles différences.

Les Américains, qui sont un peuple de migrants puisqu’ils ont chassé les Amérindiens, les ont mis dans des réserves et ont pris tout le reste du territoire. Aujourd’hui toutefois, ils s’emploient à montrer qu’il y a plusieurs manières d’accueillir les migrants : certaines sont toxiques et une est valorisée.

Parmi les manières toxiques, il y a les camps, qui est le plus toxique de tous les accueils. En France, il y a eu le camp de Calais où, en quelques jours, on voyait réapparaître les processus archaïques de socialisation. Je ne suis pas allé à Calais mais j’ai vu des situations analogues au Mexique et en Colombie, où, en quelques jours, des adolescents – seize à vingt ans – faisaient régner la terreur sur un camp de plusieurs milliers de personnes parce qu’ils étaient armés, parce que rien n’arrête leur violence. Ils terrorisaient les gens, ils étaient riches parce qu’ils faisaient du trafic de drogue ou qu’ils rackettaient. Les chefs avaient trois ou quatre femmes, toutes enceintes, âgées de treize à quinze ans et ils mouraient entre vingt et vingt-deux ans, tués par la bande d’en face. Dans le même camp à Calais, on voit toutefois des gens qui réalisent des prouesses, des merveilles, qui font des écoles, qui commencent à s’occuper des enfants, qui commencent à mettre en place des systèmes d’entraide, mais qui sont exploités par ce processus archaïque de socialisation qui fait que les gens qui font bien ont du mal à faire bien parce qu’ils sont eux-mêmes exploités par ces violences qui prennent le pouvoir. La violence est une manière radicale d’accéder au pouvoir. En fait, c’est la manière la plus efficace d’y accéder. On n’a personne à convaincre, c’est vite fait.

J’ai vu cela dans les camps palestiniens. Vous remarquerez qu’il n’y a de camps palestiniens que dans les pays arabes, il n’y en a pas en Suède. Mes doctorants palestiniens sont maintenant en Suède où ils ont été très bien accueillis. Un an après leur arrivée, ils parlaient suédois, ils avaient trouvé un travail et ils avaient lancé la procédure pour devenir suédois. Au Chili, il y a 400 000 palestiniens qui ont été naturalisés chiliens. Il n’y a de camps palestiniens que dans les pays arabes et surtout dans les Territoires palestiniens occupés. Je les ai vus. Comment explique-t-on cela ? Pourquoi cette décision politique n’a-t-elle jamais été mise en lumière ? Il n’y a pas de camps au Chili, aux États-Unis ou en Suède. Dans ces pays, les Palestiniens sont intégrés depuis l’arrivée de la première génération. J’ai vu des camps palestiniens au Liban, gardés par l’armée libanaise en armes. Peut-on m’expliquer pourquoi ? Il y a un problème qui n’a pas été éclairé par nos politiciens. Comment voulez-vous que ces gens s’intègrent ? Comment voulez-vous qu’ils apprennent un métier ? Ils ne peuvent pas sortir du camp. En France, on a fait la même chose avec les harkis11 . C’est là, le résultat d’une politique qui n’a pas été, ou peu, élaborée.

Deuxième mauvaise solution : la cohabitation. Par exemple, à Béziers ou à Perpignan, il y a des quartiers de gitans ou des quartiers de maghrébins. Chacun ignore l’autre, il ne le voit pas. Donc, il n’y a pas de problème. Est-ce que vous connaissez une seule culture sans problèmes ? Un jour ou l’autre, des problèmes apparaissent. Et ces problèmes vont être déclenchés par des choses insignifiantes en apparence : un match de football ou deux garçons qui courtisent la même fille et cela va déclencher des bagarres violentes entre les deux communautés parce qu’il n’y a aucun mécanisme de régulation.

Troisième problème : l’assimilation. L’Australie et Israël ont mis en place une politique d’assimilation. Les autres pays ont tous renoncé à l’assimilation, sauf Marine Le Pen qui propose, en France, d’accepter les migrants à condition qu’ils se taisent sur leurs origines, c’est-à-dire qu’ils s’amputent d’une partie de leur personnalité, qu’ils aient honte de leur religion, de leurs parents, de leur pays d’origine.

Dans des sondages qu’elle a menés auprès de migrants, Rachid Bennegadi leur a demandé de quelle façon ils voudraient être accueillis dans leur pays d’accueil. Je crois me rappeler qu’il y avait autour de 84 % des migrants interrogés qui disaient : « Nous, on comprend très bien l’intégration. Il faut que nous apprenions la langue du pays d’accueil, il faut que nous apprenions les lois, les rituels, mais il faut que nous soyons fiers de nos origines, que nous gardions le plaisir de notre religion, la fierté de nos racines. Ainsi, nous allons vous apporter nos cuisines, nos musiques – enfin les choses importantes de la vie – et on pourra vivre ensemble. » Au bout de deux ou trois générations, l’assimilation se fera mais elle se fera un peu par contrainte. Elle se fera parce qu’au bout de deux ou trois générations, les gens ne pourront pas se sentir autre chose que français, espagnol, libanais, mais cela se fera sans violence. Et pourtant, au bout de trois générations, on voit encore des Américains qui sont fiers de leurs origines irlandaises. C’était quand la famine de la pomme de terre ? C’était au 19e siècle, non ? Mais, bon, pourquoi pas ? Pourquoi ne seraient-ils pas fiers d’être Irlandais ? Si cela leur fait plaisir, moi ça ne me gêne pas.

Il existe donc un processus qui est fondé sur le respect, sans violence. Intégrez-vous et si vous le voulez, assimilez-vous. Si vous voulez retrouver la fierté de vos origines irlandaises, polonaises ou maghrébines, retrouvez la fierté de vos origines. Vous avez aussi apporté quelque chose à la condition humaine. Les Arabes qui ne sont pas toujours bien accueillis, nous ont quand même apporté l’architecture, la médecine, les mathématiques, la philosophie, sans oublier le couscous ! Ils ont apporté beaucoup de choses importantes. Donc, pourquoi pas ?

Dans le passé, vous avez travaillé sur cette idée de l’identité narrative, c’est-à-dire le récit qui permet d’entrer dans un processus de résilience en reconstruisant son identité autour d’un récit. C’est une idée qui fut d’abord proposée par Paul Ricœur, mais qui est tout à fait adaptée au processus de résilience. C’est vrai au niveau individuel mais on voit dans ces mémoires collectives, que cela est vrai aussi d’une société, d’un groupe, d’une culture. Il est important de pouvoir reconstruire un récit collectif qui permet de survivre et qui permet d’envisager son avenir en tant que groupe.

Concernant le récit collectif, c’est exactement ce que je proposais tout à l’heure en disant que l’identité narrative, le trauma, fait partie de mon identité et que je ne l’oublierai jamais. Je pense même que le trauma va rester une référence pour toute ma vie. Par exemple, André Haynal, dans son livre Les orphelins mènent-ils le monde ?12 , explique que soit les orphelins restent prisonniers du passé, soit ils sont obligés, comme l’enfant qui fait un dessin pour attendre le retour de maman, d’imaginer quelle vie ils auraient eu avec leurs parents s’ils n’étaient pas morts. Cela les rend créatifs.

À l’époque, on pensait que les orphelins étaient des enfants perdus et donc, les institutions ne s’en occupaient pas. À côté d’ici, à Porquerolles et Port-Cros, il y avait des bagnes pour enfants, c’est-à-dire avec des sauts-de-loup de vingt mètres de profondeur pour que ces « sales gosses » ne puissent pas s’échapper. Bien sûr, il n’y avait pas de lits ; il y avait une salle commune, ils dormaient par terre et il y avait des sauts-de-loup ; ils ne pouvaient pas s’échapper. Tout le monde disait : « Ce sont des petites brutes ». Évidemment… Que pouvaient-ils être d’autre ? Ils avaient le crâne rasé et dès qu’un adulte arrivait, ils étaient prêts à lui sauter dessus. Cela arrivait parfois d’ailleurs. Et les gens disaient : « Vous voyez que ce sont des brutes ». Évidemment, c’était des petites brutes. Comment pouvaient-ils se comporter autrement ?

Le regard porté par les institutions a changé parce que des philosophes, des psychologues, tels Victor Hugo ou Charles Dickens, ont joué un grand rôle dans la représentation collective de ces orphelins. Tout le monde a pleuré avec Cosette. Vous imaginez-vous cette petite fille qui est obligée d’aller chercher des seaux d’eau la nuit ? Elle a peur. Tout le monde a été ému par Cosette comme tout le monde a été ému par Gavroche, ce sale gosse qui monte sur les barricades. On l’a admiré Gavroche. Victor Hugo ou Charles Dickens ont métamorphosé par des récits de fiction– mon œil !–, la manière dont la collectivité se représentait les orphelins. Aujourd’hui, nombre d’institutions accomplissent des prouesses avec ces orphelins. Avec Annick-Camille Dumaret et Richard Josefsberg, nous avons évalué le travail de l’Œuvre de secours aux enfants, de SOS Villages, des Apprentis d’Auteuil, sur une population de plus de 800 enfants suivis régulièrement jusqu’à l’âge adulte.

Le destin des orphelins s’est métamorphosé depuis que le regard social – c’est-à-dire les récits collectifs – a changé, depuis que l’on sait que ces gosses ont eu une épreuve à affronter. Si on leur propose un substitut, ces enfants vont reprendre, pas tous bien sûr mais la plupart, non pas leur développement, mais un bon développement : et là, on peut parler de résilience. Ils ne reprendront pas leur développement puisqu’ils n’ont pas eu de parents et puisque certains ont été maltraités. Mais plusieurs d’entre eux reprennent aujourd’hui un bon développement, qui n’est pas le développement de la population générale, mais qui reste bon. Par exemple, Richard Josefsberg, à l’Œuvre de secours aux enfants, a vraiment fait un excellent travail et a montré que sur plus de 800 enfants, la plupart ont repris un bon développement. Il y a eu très peu de délinquance, très peu de suicides, très peu de troubles pathologiques, très peu de sociopathie. Cependant, pour la plupart d’entre eux, ces enfants n’ont pas souhaité faire d’études. Ils ont plutôt voulu apprendre un métier en disant : « Je n’ai pas de famille. Si je veux être autonome et fonder une famille, il faut que j’apprenne vite un métier ». Jeunes, ils ont appris un métier et beaucoup d’entre eux sont devenus entrepreneurs. Certains ont très bien réussi socialement. Ils ont une famille, ce qui est un signe d’équilibre.

Quand, dans la même situation, je me suis dit : « Il faut que je devienne psychiatre », c’était un signe de refuge dans la rêverie un peu excessif ! Ce n’était pas normal, dans les conditions où j’étais, d’avoir ce rêve. J’ai un copain qui me l’a rappelé il n’y a pas longtemps. Nous étions au lycée ensemble. Je l’admirais beaucoup parce qu’il courait le cent mètres en onze secondes, ce qui suscitait en moi une admiration effrénée. Il était bon en maths, mais je m’en fichais éperdument. Pour moi, courir le cent mètres en onze secondes, c’était cela qui était important ! Il m’a dit : « Tu te rappelles, tu voulais être psychiatre, écrire des livres, habiter au bord de la Méditerranée et voir la mer à travers des arbres ». J’avais complètement oublié. Il fallait être fou pour faire un rêve pareil dans ma situation. Je n’avais pas de bourse car mes dossiers de demande étaient toujours incomplets puisque mes parents étaient disparus mais qu’ils n’étaient pas officiellement morts. Les entretiens se résumaient à peu près toujours à ces échanges : « Feuilles d’impôts de vos parents ? ». « Je n’en ai pas ». « Pourquoi, sont-ils morts ? Certificats de décès ? ». « Je n’en ai pas ». Donc, c’était une idée folle de ma part. C’est un miracle que cela ait finalement à peu près marché.

Si j’avais été équilibré, j’aurais appris un métier ; j’aurais fait comme ces enfants. Ils reprennent un bon développement, ils fondent une famille, ils apprennent un métier, chapeau. Mais il y a une trace de vulnérabilité que Annick-Camille Dumaret et Richard Josefsberg, entre autres, ont repérée. Ils surinvestissent tellement l’affection que cela les angoisse. Quelqu’un qui a acquis un attachement secure pourrait se dire : « Cette fille, qu’est-ce que j’aimerais bien la côtoyer un petit peu. Elle m’accepte, c’est le bonheur. Elle me refuse, j’ai un chagrin mais bon. Bah voilà, c’est la vie ». C’est le raisonnement que suivrait quelqu’un qui a un attachement secure. Même si le premier chagrin d’amour reste très douloureux, il ne faut pas rigoler avec cela, on s’en remet. Avec Michel Delage, nous avons procédé à des évaluations, nous avons fait des tests et nous avons suivi ces enfants. Après leur premier chagrin d’amour, nous avons observé les changements intervenus dans leur attachement émotionnel. Ils étaient blessés et très malheureux. Pour la plupart, ils ont appris à mieux aimer dans leur deuxième relation affective. Ils ont pu se dire : « J’ai un peu exagéré, j’aurais dû être plus attentif… » Ils apprennent à mieux aimer. Mais quelques-uns vivent cela – cette première rupture - comme un trauma.

Mais ils surinvestissent tellement l’attachement qu’ils ont peur d’aimer, qu’ils ont peur d’avoir des enfants. Ils se disent « Il faut que je sois un père parfait » ; « il faut que je sois une mère parfaite ». C’est impossible d’être une mère parfaite et ce n’est pas souhaitable. Il est nécessaire qu’une mère ou un père soient parfois imparfaits pour apprendre à l’enfant à se débrouiller seul et à ne pas tout attendre de maman et de papa. Et donc, ils ont peur d’avoir des enfants. Ils se marient ou se mettent en couple très tardivement et, très souvent, ils ont peur d’avoir des enfants. C’est un bon développement : ils apprennent un métier, ils apprennent à lire, ils fondent une famille, ils ont des enfants dont ils s’occupent presque trop bien, ce qui peut aussi être angoissant pour ces enfants. Leurs parents peuvent leur dire « Je t’ai tout donné pour que tu entres à Polytechnique et tu n’y es pas entré ». Quelqu’un qui a un attachement secure va, comme tout le monde, être malheureux, mais il va ensuite se remettre à vivre, apprendre à être un meilleur parent et puis se débrouiller. Ils se sont repris en main et c’est là un bon développement résilient puisqu’il y a un processus de néo-développement qui leur permet de se débrouiller dans la vie, mais ce n’est pas une guérison ; ce n’est pas le retour à l’état antérieur et il reste tout de même des traces de vulnérabilité.

Pour conclure, pouvez-vous nous dire un mot sur l’état actuel des recherches sur la résilience ?

Lorsque nous avons mis sur pied, à Toulon, le premier groupe sur la résilience, j’étais convaincu que la résilience allait se développer vers la psychologie, l’éducation et la sociologie. Mais ce que je n’avais pas prévu, ce sont les développements étonnants de la neuro-imagerie qui sont venus confirmer la nécessité des psychothérapies et qui ont confirmé des comportements étranges quand la résilience se met en place, par exemple les comportements auto-agressifs des enfants traumatisés et isolés.

En Roumanie, nous avons vu beaucoup d’enfants – qui survivent après un trauma naturel ou, surtout, après un trauma interpersonnel - qui s’auto-agressent. Ils ont des comportements d’échec et, cela, je ne l’avais pas prévu, ces comportements d’échecs qui sont répétitifs ont un effet apaisant. Quand j’étais en Roumanie ou même quand j’exerçais en France, je voyais des enfants isolés, des enfants privés d’affection. Ils se griffaient, les adolescents se scarifiaient, les bébés se tapaient la tête par terre ou contre les murs avec une telle violence… C’était angoissant de voir ces bébés se taper tellement fort la tête par terre. C’était angoissant et cela nous paraissait totalement illogique.

Maintenant que nous avons recours à la neuro-imagerie, les neuroradiologues peuvent nous montrer que dès que des enfants, des adolescents ou des adultes, s’auto-agressent, l’amygdale rhinencéphalique s’éteint parce que la douleur physique est plus supportable que la douleur mentale. Une douleur mentale enflamme l’amygdale rhinencéphalique. Ce sont des angoisses, ce sont des colères, ce sont des tortures intimes insupportables. Dès qu’ils se scarifient, ils vont mieux parce que la douleur physique est plus supportable que la douleur mentale.

Cela explique certaines choses. Par exemple, lorsque je pratiquais, je fus, pendant un temps, chef d’un service de schizophrénie et il arrivait régulièrement que des patients se mettent à hurler de terreur devant les hallucinations qui les pourchassaient. Ils se mettaient à courir dans les couloirs et puis, tout d’un coup, ils cassaient le carreau, prenaient un morceau de carreau et ils se tranchaient l’avant-bras. Dès que l’avant-bras était tranché, ils venaient à l’infirmerie, ils tendaient leur avant-bras et quand la blessure n’était pas trop profonde, quand il n’y avait que les muscles et la peau qui étaient coupés, je les suturais. Et alors, d’un seul coup, j’avais affaire à des gens équilibrés. Dès qu’ils voyaient leur blessure, ils venaient à l’infirmerie, je faisais mon boulot de technicien et je suturais en bavardant avec eux. À cette époque, je ne comprenais pas pourquoi… Aujourd’hui, la neuro-imagerie peut nous montrer que la douleur physique ramène les patients dans la réalité et qu’ils préfèrent cela plutôt que les hallucinations auditives qui les terrorise. Ce fut la première surprise.

Et il y eut une deuxième surprise. J’ai présenté une publication au dernier Congrès mondial sur la résilience13 , à Trois-Rivières, que j’ai appelé « les cinq récits ». Il y a d’abord le récit préverbal : le récit que l’on se fait de soi quand on ne peut pas le partager. Il y a ensuite le récit solitaire et le récit partagé : si le récit est partagé dans un climat de sécurité, quelqu’un qui a su auparavant se transformer, se proposer en base de sécurité, le récit a une fonction apaisante. En revanche, si le récit est partagé dans une base d’insécurité, face à un adversaire, un ennemi, un flic ou peut-être un juge, le récit n’a pas le même effet. Il ne sécurise pas ; il n’a pas un effet psychothérapique. Ensuite, il y a les récits collectifs dont nous avons parlé tout à l’heure, où les artistes, les préjugés, les séries à la télévision, par exemple, jouent un rôle important.

Le cinquième récit, c’est le récit technologique que nous n’avons pas encore évoqué. Hitler a pris le pouvoir en grande partie grâce au cinéma et grâce aux postures d’opéra. Dans le domaine cinématographique, il y avait Leni Riefenstahl ; les nazis étaient fous de cinéma ! Tous les régimes totalitaires donnent une promotion aux journalistes et aux écrivains qui veulent bien reprendre leurs idées, tandis qu’ils torturent, éliminent, tuent, emprisonnent les écrivains ou les journalistes qui sèment le doute. Cette promotion renforce les récits totalitaires et amène, bien sûr, à l’élimination des dissidents. L’internet et la télévision jouent un rôle énorme dans la propagation des récits. En un clin d’œil, des récits sont propagés, échappant à la culture dominante et au contrôle parental.

Il y a un autre aspect dont je n’ai pas encore parlé et sur lequel nous n’avons pas encore assez travaillé : il s’agit de la religion. Lorsque des migrants arrivent et qu’ils sont croyants, on constate que la religion est un énorme facteur de protection. Vraiment énorme. Quand ils sont sécurisés par la religion, quelle qu’elle soit, quand ils sont solidarisés par la religion, quand leur estime de soi est renforcée par la religion – lorsqu’ils se disent « tu as bien prié, tu as bien aidé ton prochain, tu as respecté les lois, tu es vraiment un bon croyant », il y a très peu de délinquance, il y a très peu de dépression et il y a une forte entraide qui les aide à mieux se socialiser. Les problèmes surgissent lorsque la religion devient totalitaire comme c’est le cas au Moyen-Orient actuellement ou même, dans une certaine mesure, en France aussi. Les gens se disent : « Toi, tu n’as pas le même dieu, tu es un mécréant, tu mérites la mort. C’est même moral de te donner la mort puisque tu es un mécréant. Tu blasphèmes le seul dieu, le mien, donc c’est normal que tu mérites la mort. » On voit réapparaître un récit totalitaire qui est répandu par Internet de manière fulgurante et qui échappe au contrôle des mécanismes régulateurs interhumains. Les gens se soumettent à une représentation parfaite de la réalité, incritiquable, qui fait taire le jugement, ce qui fait donc un régime totalitaire. Je disais tout à l’heure que les Allemands étaient un peuple cultivé, mais que le langage totalitaire qui s’était incrusté dans leur culture, leur avait fait perdre la vertu du doute et les avait soumis à un seul récit. C’est ce que l’on voit réapparaître actuellement. Si la religion est nécessaire, entre autres pour la solidarité, la sécurité, la moralisation, elle est dangereuse dès l’instant où elle devient totalitaire.

  • 1Note de la rédaction : la MOE, qui deviendra la Main-d’œuvre immigrée, était une organisation de travailleurs immigrés qui fut fondée en France dans les années 20 par des organisations communistes. Cette organisation participa activement à la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour plus d’informations, voir : www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/les-etrangers-dans-la-resistance.
  • 2Note de la rédaction : en juin 1940, les trois Régiments de Marche des Volontaires Étrangers bloquèrent l’avancée des Allemands plusieurs jours dans certaines régions françaises. On les surnommait les « régiments ficelle » car, faute de matériel, ils devaient utiliser de la ficelle à la place d’une sangle pour leurs fusils.
  • 3Note de la rédaction : Shoah est un film documentaire français sorti en 1985.Réalisé par Claude Lanzmann, il est composé de plus de 9 heures d’entretiens avec des témoins de la Shoah.
  • 4Note de la rédaction : en 1995, Jacques Chirac devint le premier Président français à reconnaître la responsabilité de l’État français dans la déportation et l’extermination de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale.
  • 5André Schwarz-Bart, Le dernier des Justes, Seuil, Paris, 1959.
  • 6Note de la rédaction : Emmy Werner, née en 1929, est psychologue du développement américain, spécialisée dans le domaine de la résilience, a conduit les premières études sur la résilience des enfants. L’étude à laquelle il est fait référence ici est l’étude longitudinale sur l'île hawaïenne de Kauai, qui se poursuit aujourd’hui. Cette étude a donné lieu à de nombreuses publications. Voir, par exemple, Emmy Werner, Jessie Bierman et Fern French, The Children of Kauai: A Longitudinal Study from the Prenatal Period to Age Ten, University of Hawaii Press, Honolulu, HI, 1971 ; Emmy Werner, « Findings from the Kauai Longitudinal Study », Research, Policy, and Practice in Children’s Mental Health, vol. 19, n° 1, 2005.
  • 7Note de la rédaction : le 13 novembre 2015, trois hommes armés de fusils d’assaut, tirent sur la foule au Bataclan, une salle de spectacle à Paris, tuant 90 personnes et faisant des centaines de blessés. D’autres attentats furent commis le même jour dans des cafés et des restaurants, ainsi qu’au Stade de France.
  • 8Note de la rédaction : le SAMU social est un service d’urgence humanitaire français.
  • 9Xavier Emmanuelli est français. Médecin et homme politique, il a fondé le SAMU social à Paris et il est le co-fondateur de 
Médecins Sans Frontières.
  • 10Françoise Sironi est une psychologue française, spécialisée sur les questions de torture et qui travaille sur les victimes et les bourreaux.
  • 11Note de la rédaction : les harkis sont des Algériens musulmans qui servirent dans l’armée française durant la guerre d’indépendance de l’Algérie.
  • 12André Haynal, Pierre Rentchnick, Pierre de Senarclens, Les Orphelins mènent-ils le monde ?, le Livre de Paris, Bagneux, 1979.
  • 13Le troisième congrès mondial sur la résilience s’est tenu du 22 au 24 août 2016 à l’Université du Québec, à Trois-Rivières, au Canada.

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