IRRC No. 910

Éditorial – La mémoire : nouveau terrain de réflexion pour l’action humanitaire

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À une époque où le débat humanitaire semble résolument préoccupé par le futur, transformation numérique, armes autonomes, changement climatique, course à l’innovation, etc…, consacrer un numéro de la Revue à la mémoire peut sembler hors de propos. En fait, à y regarder de plus près, le sujet de la mémoire est essentiel et à plus d’un titre.

Tout d’abord, afin d’aider les victimes à surmonter leur traumatisme car la nécessité de tenir compte des conséquences psychologiques de la guerre ne peut plus être ignorée. La mémoire traumatique entraine des souffrances aigues pour les survivants des violences, les déracinés ou les familles des disparus pendant les conflits et ce, longtemps après qu’ils aient pris fin. À défaut d’en avoir encore tous les moyens, les acteurs humanitaires sont de plus en plus conscients qu’ils ont l’obligation de prendre en charge des souffrances restées trop longtemps invisibles ou qui sont hors de leur champ d’action habituel.

L’étude de la mémoire, qu’il s’agisse de la mémoire individuelle ou collective, peut aussi être indispensable pour prévenir de futurs cycles de violence. Ce sont les souvenirs des humiliations et des représentations du passé qui construisent des identités meurtrières, alimentent la plupart des conflits et construisent des visions irréconciliables de l’avenir.

La mémoire collective est gravée dans la culture des sociétés et peut se matérialiser par des monuments ou des symboles qui l’incarnent.

Comme l’émotion mondiale suscitée par l’incendie accidentel de Notre Dame de Paris vient encore de le démontrer, la mémoire, qu’elle soit matérielle ou immatérielle, est aussi un bien précieux à protéger. En temps de conflit, nous parlons de l’histoire que l’on cherche à réécrire, de peuples que l’on cherche à éradiquer jusqu’à effacer leur souvenir, en détruisant des trésors littéraires, artistiques ou architecturaux. Mais la mémoire à protéger est aussi numérique et elle peut faire l’objet de vols, de manipulations et d’attaques. Ce sera aussi celle que conservent nos neurones quand, bientôt, les progrès des neurosciences permettront de modifier ou d’effacer nos souvenirs.

Le sujet de la mémoire a de fortes implications sociétales, notamment quand il s’agit de prévenir ou de mettre un terme aux conflits. De nombreux pays adoptent des lois mémorielles qui régissent les commémorations, les monuments ou interdisent les révisionnismes ou l’apologie des crimes du passé. Quand les armes se taisent faut-il choisir entre des sanctions exemplaires ou une amnistie générale ? Entre la justice et/ou la réconciliation ? L’établissement de la vérité ou l’oubli ? Sans surprise, la justice transitionnelle est devenue un domaine d’étude à part entière des sciences sociales.

L’idée fondatrice de l’humanitaire moderne a été formulée par Henry Dunant dans un « souvenir »… celui de la bataille de Solferino1  où il partage sa mémoire - sans doute traumatique – des horribles souffrances des blessés de guerre pour mieux exposer le besoin de créer des sociétés de secours et jeter les bases du droit international humanitaire (DIH). Pourtant, si le sujet de la mémoire fait l’objet d’innombrable publications historiques, psychologiques ou philosophiques, il n’a été que rarement traité sous l’angle humanitaire. Ce numéro de la Revue réunit des articles d’une exceptionnelle richesse qui abordent la mémoire dans ses diverses dimensions, un nouveau terrain de réflexion pour l’action humanitaire.

Soigner les blessures invisibles : un besoin impérieux

« L’horreur !... L’horreur... » Dernières hallucinations avant l’agonie, ces mots prononcés par Marlon Brando, interprétant le colonel Kurtz dans Apocalypse Now2 , évoquent-ils les traumatismes que le personnage a vécus, les crimes de guerre qu’il a commis ou tout à la fois ?

Les conflits armés détruisent les mécanismes de protection de bien-être mental dont disposent les individus au niveau familial, communautaire et social. Les souvenirs traumatiques engendrent de terribles souffrances chez ceux qui ont vécu la guerre, notamment ceux qui ont été directement exposés aux violences et qui y ont survécu, ceux qui ont été déracinés et les familles de ceux qui sont toujours portés disparus, longtemps après la fin du conflit. En même temps qu’elles perdent leurs points d’appui habituels, les personnes exposées à des conflits et à d’autres situations de violence accumulent des expériences traumatisantes qui peuvent aboutir à des troubles mentaux et perturber durablement leur santé ou leur vie sociale, voire mener à des comportements violents ou suicidaires. Dans un précédent numéro que la Revue a consacré au conflit en Syrie, le Dr Mazen Hedar, Président de l’association psychiatrique arabe syrienne estimait qu’environ 1 million de Syriens (soit environ 4% de la population) souffraient de troubles psychologiques sévères et 5 millions de troubles modérés. Pour les traiter, il n’y avait que 80 psychiatres enregistrés en Syrie en 20183 . Selon lui, une des rares conséquences positives de ce conflit aura été de changer la perception des troubles psychologiques qui jusque-là étaient assimilés à une « maladie honteuse ».

En effet, contrairement aux blessures physiques, les troubles psychologiques sont encore souvent considérés comme l’effet d’une faiblesse de caractère inavouable. Toutefois des progrès en termes de reconnaissance du problème et de soins médicaux ont eu lieu ces dernières années. Par le passé, lorsque des membres des forces armées souffraient de graves traumatismes, on disait qu’ils étaient atteints d’« obusite », autrement dit qu’ils avaient frôlé la mort, mais leurs troubles psychiques n’étaient reconnus ni par les armées, ni par les États. Aujourd’hui, nous avons une meilleure connaissance du trouble de stress post-traumatique (ou PTSD) qui affecte environ 30% d’anciens combattants et qui est désormais reconnu comme une blessure de guerre par de nombreuses armées4 . Les PTSD et les autres formes de troubles psychologiques peuvent affecter les victimes et les témoins des violences.

À défaut d’en avoir encore tous les moyens, les acteurs humanitaires sont de plus en plus conscients qu’ils ont l’obligation de prendre en charge des souffrances restées trop longtemps invisibles ou qui sont hors de leur champ d’action habituel. Longtemps, l’action humanitaire s’est limitée à traiter les souffrances « visibles », les besoins vitaux, dans l’urgence. Cependant, en raison notamment du caractère prolongé des conflits armés dans lesquels ils interviennent aujourd’hui, les acteurs humanitaires se sont rendus compte qu’ils devaient également fournir un soutien psychologique. Nombre d’activités qui sont déjà menées par des organisations humanitaires et en particulier par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), peuvent avoir un impact direct ou indirect sur certaines souffrances engendrées par la mémoire traumatique. On peut citer notamment les activités visant à élucider le sort des personnes portées disparues et à déterminer l’endroit où elles se trouvent, le travail d’identification des dépouilles mortelles après un conflit, une tâche essentielle pour apporter des réponses aux familles sans nouvelles d’un proche qui vivent dans la perpétuelle souffrance de cette absence ambiguë5 . On peut aussi citer les activités menées par le CICR pour réunir les familles dont les membres ont été séparés en raison d’un conflit.

Le CICR a progressivement renforcé ses capacités dans le domaine psychosocial. Les programmes de l’organisation dans le domaine de la santé mentale et du soutien psychosocial (MHPSS) s’adressent à diverses catégories, en particulier aux familles de disparus, aux victimes de violences, à ceux qui ont été blessés ou qui sont devenus handicapés en raison d’un conflit armé, aux personnes privées de liberté et à d’anciens détenus, mais aussi à ceux qui apportent une aide au sein de leur communauté6 . Des programmes MHPSS sont conçus pour renforcer les capacités locales par la formation des acteurs des communautés, des psychologues ou d’autres professionnels de santé et en s’assurant que ces programmes d’accompagnement puissent fonctionner après l’intervention du CICR7 . Afin de partager son expérience, le CICR a publié en 2018, un guide pour les activités de santé mentale et de soutien psychosocial8 .

En ouverture de ce numéro, la Revue a choisi de s’entretenir avec le neuropsychiatre et psychanalyste français, Boris Cyrulnik. Lui-même survivant et orphelin de la Shoah, il revient sur les expériences traumatisantes de son enfance pour analyser les facteurs qui, dès la petite enfance, nous rendent résilients, c’est-à-dire les ressources individuelles mais aussi sociales qui nous permettent de surmonter le trauma à défaut de pouvoir l’oublier. L’article suivant donne la parole à aux enfants survivants du génocide au Rwanda sur la base de témoignages inédits analysés par Hélène Dumas, auteur de l’ouvrage, Le génocide au village9 .

Défis éthiques : de la nécessité de se souvenir

Les questions de mémoire et les versions contestées du passé soulèvent d’importants défis éthiques qui peuvent avoir de fortes répercussions sur la vie des générations futures. Des versions contestées du passé s’affrontent parfois au grand jour, dans les discours, sur les écrans de cinéma, autour de statues, de symboles, etc. La lutte peut aussi être une souffrance solitaire, intime, quotidienne : c’est celle que l’on mène contre le traumatisme, le deuil ou l’angoisse causée par l’attente du retour, chaque jour un peu plus improbable, d’un être cher. La mémoire des conflits est elle-même un champ de bataille et comme tout champ de bataille, elle est avant tout un lieu de souffrances.

Depuis quelques années, on observe un regain d’intérêt pour l’histoire et peut-être une surenchère dans la mémorialisation et les commémorations. Selon certains, pour l’individu comme pour la société, l’oubli est indispensable pour progresser et se libérer d’un passé-prison. Le philosophe Paul Ricoeur souhaite que la mémoire comme l’oubli trouvent leurs justes places :

Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoué10 .

Pour David Rieff, l’auteur de Éloge de l’oubli, le « devoir de mémoire » semble être devenu une sorte d’impératif moral que plus personne ne questionne11 . Ne faudrait-il pas au contraire encourager les sociétés à oublier afin de ne pas raviver les plaies et souffler sur les braises des guerres du passé ? La discussion se poursuit avec l’article de David Rieff dans ce numéro.

Les identités personnelles et collectives sont bâties autour d’expériences communes, souvent faites de luttes et de souffrances. Elles sont utilisées pour cimenter les sociétés, les nations. Avec le temps, ces moments de l’histoire prennent le statut de mythes. Mais elles sont souvent instrumentalisées, simplifiées, amplifiées… L’affirmation de sa mémoire historique par le groupe dominant peut être une arme de domination politique tandis que la mémoire collective des groupes dominés peut être oubliée, ignorée voire effacée. À l’inverse, l’affirmation de sa mémoire historique par le groupe dominé peut être un instrument de rébellion ou une stratégie de « victimisation revendicative12  ».

D’un point de vue médical, la mémoire des personnes est gravée dans leurs neurones et, un jour, il se peut que les progrès des neurosciences permettront de modifier ou d’effacer nos souvenirs. Dans leur article, Marijn Krojes et Rain Liivoja expliquent comment les recherches actuelles en neurosciences pourraient servir à modifier la mémoire des combattants pour leur faire oublier des souvenirs traumatisants. Les techniques de modification de la mémoire soulèvent évidemment des enjeux éthiques, juridiques et sociaux, qui devront être appréciés au regard de leur intérêt thérapeutique.

Réconciliation et (re) écriture de l’histoire : de quoi se souvenir ?

La mémoire est contestée et le passé ne cesse d’être réécrit, des statues abattues et de nouvelles érigées à leur place. Au niveau national, la mise en place des mécanismes de justice transitionnelle est guidée par un certain choix officiel de la narration du passé. Toutefois, il y a toujours plusieurs versions de l’histoire, celles des civils, des victimes ou celle des combattants, celle des « perdants » ou celle des « vainqueurs ». Que se passe-t-il lorsque la version officielle choisie par l’État ne tient pas compte de la mémoire et met de côté l’histoire vécue par certaines catégories de personnes ? Jill Stockwell revient sur le cas de l’Argentine après les années de dictature et de violences politiques entre 1976 et 1983 et le compare au processus de justice transitionnelle au Sri Lanka. Elle défend le besoin de favoriser l’expression de la mémoire de l’ensemble des personnes affectées, même si elles ne se sont pas trouvées du « bon côté de l’histoire ». Le lien entre mémoire collective et mémoires individuelles est ici évident.

Entretenir la mémoire collective a deux effets possibles qui sont opposés : d’un côté elle peut nous aider à refermer les plaies du passé et aider à la réconciliation et d’un autre elle peut entretenir la haine et paver la route à de nouvelles violences. Comment concilier mémoire, justice et réconciliation nationale après un conflit armé ? La Revue revient sur ce sujet, auquel elle a déjà consacré un numéro il y a quelques années13 . Dans le présent numéro, Phuong N. Pham, Mychelle Balthazard, Niamh Gibbons et Patrick Vinck analysent le cas de la justice transitionnelle au Cambodge. S’appuyant sur leurs recherches, les auteurs présentent les dynamiques complexes entre les impératifs de vérité, de pardon ou de vengeance14 .

Comment les sociétés entretiennent-elles la mémoire de leurs anciens combattants ? La figure du héros joue un grand rôle dans la construction de la mémoire des conflits et la transmission de valeurs d’une génération à une autre. Dans son article, Gilbert Holleufer décrit comment la glorification de « valeurs guerrières » attachées à une certaine définition de la masculinité a conduit les jeunes hommes à embrasser une culture de violence à travers les âges mais a aussi donné un sens à leur engagement. Selon l’auteur, dans les nouveaux types de conflits qui opposent nos « sociétés post-héroïques » à des groupes armés non-étatiques, l’ethos du guerrier perd son sens. Les figures modernes antagonistes du pilote de drone à des milliers de km de sa cible et du terroriste qui se fait sauter au milieu d’une foule de civils n’ont certes pas grand-chose à voir avec la figure (mythique) du chevalier. Holleufer examine la condition masculine post-héroïque et les dynamiques complexes entre les sentiments d’humiliation et le sens de la dignité chez les combattants.

En effet, le héros n’est pas toujours un guerrier impitoyable. La figure du héros de guerre peut aussi être celle du sauveteur ou du juste. L’Australie et la Nouvelle Zélande, par exemple, entretiennent la mémoire de deux brancardiers qui sauvèrent leurs camarades au péril de leurs vies durant la campagne de Gallipoli de 1915. Comme l’écrit Tim McCormack : « Les véritables héros, symboles de l’armée australienne, sont tous des humanitaires [traduction CICR]15  ». L’Algérie se souvient de l’émir Abdelkader, précurseur d’Henry Dunant, pour avoir prescrit des règles de traitement humain des prisonniers16 . Un film historique récent, Hacksaw Ridge, met en scène l’histoire d’un infirmier objecteur de conscience dans la guerre du Pacifique, qui a finalement reçu la médaille d’honneur, la plus haute distinction militaire des États-Unis. La manière dont une société fabrique ses héros peut permettre d’évaluer les valeurs que les membres de cette société entendent reproduire.

Les cérémonies commémoratives ont un lien fort avec la liberté d’expression, une liberté qui joue un rôle capital dans un processus de réconciliation nationale. Dans son article, Germán Parra Gallego traite de ce droit fondamental à partir de la pratique de la Cour Interaméricaine des droits de l’homme et des juridictions colombiennes17 . Également dans ce numéro, Aaron Weah se penche sur le cas de la mémoire du conflit au Libéria à travers les discours, les perceptions, les lieux de mémoire et les recommandations en matière de « mémorialisation », formulées par la Commission de vérité et réconciliation du Libéria, de façon à préserver la mémoire du conflit. Son article expose aussi de façon détaillée les aspects à la fois positifs et dévastateurs de la transmission de la mémoire au Libéria.

Les questions de mémoire collective ont un grand impact sur les perceptions qui façonnent l’environnement dans lequel les humanitaires vont opérer et dans lequel le DIH sera respecté… ou pas. Bien souvent, comprendre les enjeux mémoriels des acteurs étatiques ou non-étatiques est essentiel pour mener à bien les négociations humanitaires. Cela semble évident lorsqu’il s’agit de conflits religieux ou quand les parties aux conflits évoquent des justifications vieilles de plusieurs siècles, voire des millénaires, comme dans le conflit israélo-palestinien ou dans les guerres des Balkans. Pourtant, les humanitaires sont rarement convenablement formés sur le plan historique ou anthropologique. Au bénéfice de son expérience de chef de délégation du CICR notamment en Iran, en Turquie et en Chine, Pierre Ryter analyse le besoin pour le CICR, organisation issue du berceau culturel européen, de comprendre la mémoire de ces puissances régionales et globales, s’il veut s’adapter à un monde multipolaire.

L’histoire est un aspect des sciences sociales que les organisations humanitaires devraient également manier avec précaution. Cédric Cotter examine, à travers leurs écrits, comment les présidents du CICR ont mêlé leur propre expérience avec l’histoire du CICR, en s’appropriant l’essence de l’institution (tout en façonnant parfois son histoire selon leur propre point de vue). À la lecture de l’article de Cotter, nous constatons que même le CICR peut parfois s’appuyer sur une vision singulière de son passé pour façonner son avenir.

Mémoriaux, musées et biens culturels : comment se souvenir ?

Dans son livre sur la mémoire de la guerre du Viet Nam Nothing ever dies: Vietnam and the Memory of War, Viet Than Nguyen écrit : « Toutes les guerres se déroulent en deux temps, la première sur le champ de bataille, la seconde à propos de la mémoire [traduction CICR]18  ». Les incidents récents autour de la statue du Général Lee et d’autres grandes figures militaires de la Confédération à Charlottesville, en Virginie et ailleurs au sud des États-Unis ont révélé au grand jour une fracture de la société américaine qui n’est toujours pas refermée, plus de 150 ans après la guerre de sécession19 .

La mémoire culturelle peut aussi être vue comme un bien à protéger tant en période de conflit, qu’une fois qu’il a pris fin. En effet, le DIH protège déjà les biens religieux et culturels. En 2016, la Cour pénale internationale a condamné un individu pour la destruction des mausolées de Tombouctou au Mali et c’était la toute première fois qu’un tribunal international se prononçait sur le crime de guerre constitué par la destruction du patrimoine culturel20 . La Revue a traité récemment du thème de la protection des biens culturels notamment dans le cadre du conflit en Syrie21 . Dans ce numéro, Helen Wasalek, évoque à la fois la destruction et la reconstruction de l’héritage culturel après le conflit en Bosnie.

Les nations présentent leur mémoire des guerres dans des mémoriaux qui reflètent forcément une certaine vision de l’histoire. Le plus célèbre est peut-être le Mémorial des anciens combattants du Vietnam à Washington DC, long mur noir gravé des noms des morts américains de la guerre. On peut aussi penser à d’autres monuments majeurs tels que le mémorial de l’Holocauste à Berlin, la tombe du soldat inconnu sous l’arc de triomphe à Paris, mais aussi aux innombrables plaques commémoratives, monuments aux morts, cimetières militaires, statues ou noms de rues, etc. devant lesquels nous passons quotidiennement sans même y prêter attention. Danielle Drozdzewski, Emma Waterton et Shanti Sumartojo explorent dans ce numéro cette mémoire officielle des guerres vécues à travers nos expériences culturelles du quotidien.

Voyeurisme ou recueillement ? Les lieux de massacres et autres sites de désolation attirent un nombre de plus en plus grand de visiteurs. Ainsi le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO, a accueilli en 2017 un nombre record de 2,1 millions de visiteurs22 . L’historienne Annette Becker nous guide sur les sites de mémoire et lieux de massacres du Rwanda en décryptant les enjeux de mémoire et en partageant ses réflexions sur le phénomène du « tourisme noir » (ou « dark tourism »). Ailleurs dans ce numéro, Annaïg Lefeuvre explique l’histoire et les choix qui ont présidés à la construction du mémorial de Drancy, haut lieu de la mémoire de la Shoah en France. Ces deux derniers articles témoignent qu’en rupture avec l’histoire officielle, des historiens et muséographes cherchent aujourd’hui à remettre la victime, civile ou militaire, au centre du travail de mémorialisation. Divers musées adoptent la même approche comme le Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge à Genève23 , le Shokei-kan, musée des blessés de guerre à Tokyo24 , ou le War-Childhood Museum de Sarajevo25 . Depuis quelques années la Revue organise aussi des expositions sur les thèmes qu’elle traite à l’Humanitarium à Genève26 . La mémoire devient un moyen pour soigner, réconcilier, humaniser et réécrire ce que Boris Cyrulnik appelle le « récit collectif », celui qui va conditionner le regard que la société porte sur nos souffrances.

***

Le CICR a montré que les violations du DIH sont souvent le résultat de perceptions du passé : le désir de revanche pour des crimes ou injustices du passé, ou un sentiment de victimisation qui justifie les abus27 . À leur tour, les violations du DIH laissent une trace durable dans la mémoire des peuples et entretiennent le cycle de la violence. Si la mémoire est souvent instrumentalisée pour attiser la haine, elle est aussi mise à contribution par les organisations humanitaires pour faire progresser la conscience publique sur les atrocités du passé et, ce faisant, le DIH. En se souvenant du passé, la communauté internationale peut traduire en actions concrètes le « plus jamais ça ! » que l’on ne répètera jamais assez. Cela n’est pas nouveau. Ainsi, l’adoption des Conventions de Genève en 1949 a été directement influencée par l’expérience de la Seconde Guerre mondiale28 . Plus récemment, la campagne internationale qui a abouti à l’adoption du traité d’interdiction des armes nucléaires a abondamment puisé dans la mémoire des victimes des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki en 194529 .

Pour ceux qui ont vécu la guerre et la violence dans leur chair ou dans leur cœur, l’oubli est impossible. En témoignent quelques-uns des articles que la Revue a déjà publiés. Les Hibakusha, survivants de la bombe atomique, nous ont livré leurs témoignages, 70 ans après les bombardements d’Hiroshima et de Nagazaki30 . Estella Barnes de Carlotto, la présidente de l’Association des Grands-mères de la Place de Mai, nous a raconté son combat de 40 ans pour retrouver son petit fils enlevé à sa naissance sous la dictature en Argentine31 . Des habitants d’Alep nous ont raconté leur histoire32 . Christoph Hensch, blessé et laissé pour mort lors de l’assassinat de six employés du CICR à Novye Atagi en Tchéchénie en 1996, nous a confié son combat de 20 ans pour surmonter ses traumatismes physiques et psychologiques33 . Aucun d’eux ne tenait un discours de haine ou de revanche. Tous avaient choisis de s’engager pour porter témoignage. Ils nous ont confié leur histoire pour que nous la transmettions à notre tour, en forme de mise en garde ou de leçons pour l’avenir.

Transmettre la mémoire en livrant l’histoire de ceux qui ont vécu un conflit armé est nécessaire, mais cela n’est pas suffisant. Comme les humanitaires ne le savent que trop bien, l’histoire a montré que l’on apprend rarement des leçons du passé. Les organisations humanitaires ont avant tout un énorme travail à faire pour renforcer les mécanismes qui permettent la résilience et soigner les troubles psychologiques des victimes de conflits armés et d’autres catastrophes. Comme les individus, les sociétés doivent renforcer leur résilience face aux discours de haine et de revanche. Par leur témoignage et en donnant la parole aux victimes, les humanitaires ont aussi un rôle à jouer dans la construction d’une nouvelle mémoire des guerres, pas celle des vainqueurs, de la vengeance et de l’exaltation de la violence, mais la mémoire du coût humain et celle du courage de ceux qui font preuve d’humanité au milieu du chaos.

  • 1Henry Dunant, Un souvenir de Solferino, Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Genève, 1862.
  • 2Ce film de 1979 est librement adapté du livre de Joseph Conrad, « Cœur des ténèbres », 1899.
  • 3Maren Hedar, « La santé mentale en Syrie : comment les Syriens prennent en charge les conséquences psychologiques de la crise », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 99, n° 906, 2017, p. 930.
  • 4Voir, par exemple, une étude relative aux soldats américains qui firent la guerre du Vietnam : Richard A. Kulka et al., Trauma and the Vietnam War Generation: Report of Findings from the National Vietnam Veterans Readjustment Study, Brunner et Mazel, New York, 1990. Pour plus d’informations, voir American Psychiatric Association, « What is Posttraumatic Stress Disorder? », disponible sur : https://www.psychiatry.org/patients-families/ptsd/what-is-ptsd.
  • 5Pour en savoir plus, voir le récent numéro de la Revue, « Les disparus », vol. 99, n° 905, Sélection française, 2017.
  • 6CICR, Guide pour les activités de santé mentale et de soutien psychosocial, juillet 2018, p. 4, disponible sur : https://www.icrc.org/fr/publication/4311-guidelines-mental-health-and-p….
  • 7Ibid., pp. 10, 20.
  • 8Ibid.
  • 9Hélène Dumas, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Seuil, Paris, 2014.
  • 10Paul Ricoeur, La Mémoire, l'histoire, l'oubli, Seuil, 2003.
  • 11David Rieff, Éloge de l’oubli, Premier Parallèle, traduit de l’anglais, Paris, 2018.
  • 12Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa, 2015.
  • 13Voir le numéro de la Revue sur « Commissions vérité et réconciliation », vol. 88, n° 862, 2006. Voir aussi le numéro sur « Les victimes après la guerre : action humanitaire, réparation et justice », vol. 85, n° 851, 2003.
  • 14Phuong N. Pham et al., « Opinions de la population cambodgienne sur la mémoire, le pardon et la réconciliation après les Khmers rouges », publié dans la Sélection française de ce numéro de la Revue.
  • 15Voir Tim McCormack, « Australian Red Cross Leadership in the Promotion of International Humanitarian Law », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 96 n° 895/896, p. 972.
  • 16Voir : https://www.icrc.org/fr/doc/resources/documents/news-release/2013/05-27….

  • 17German Parra Gallego, «Judicial approach to the right to know », dans la version en anglais de ce numéro de la Revue.
  • 18Viet Than Nguyen, Nothing ever dies, Vietnam and the memory of war, Harvard University Press, 2016, p. 4.
  • 19Voir, par exemple, Jacey Fortin, « The Statue at the Center of Charlottesville’s Storm », The New York Times, 13 août 2017, disponible sur : https://www.nytimes.com/2017/08/13/us/charlottesville-rally-protest-sta….
  • 20Cour pénale internationale, Le Procureur c/ Ahmad Al Faqi Al Mahdi, affaire n° ICC-01/12-01/15, décision et verdict, 27 septembre 2016, disponible sur : https://www.icc-cpi.int/CourtRecords/CR2016_07244.PDF.
  • 21Voir Ross Burns, « La protection des biens culturels en Syrie : une nouvelle chance pour les États de se mettre en conformité avec le droit international ? », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 99, n° 906, 2017 ; Polina Levina Mahnad, « Protecting Cultural Property in Syria: New Opportunities for States to Enhance Compliance with International Law? », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 99, n° 906, 2017.
  • 22Auschwitz-Birkenau Memorial and Museum, « 2,1 Million Visitors at the Memorial in 2017 », 3 janvier 2018, disponible sur : http://www.auschwitz.org/en/museum/news/2-1-million-visitors-at-the-mem….
  • 23Voir : https://www.redcrossmuseum.ch.
  • 24Voir : https://www.shokeikan.go.jp/sub_menu/english_page.html.
  • 25Voir : https://warchildhood.org.
  • 26Voir par exemple l’exposition « Villes en guerre » : https://www.icrc.org/fr/evenement/villes-en-guerre-une-exposition-sur-l….
  • 27« Celui qui commet un acte répréhensible se considère souvent non pas comme un bourreau, mais comme une victime. Il se sent victime, il se croit victime, on lui dit qu’il est victime, et cela lui donne le droit de tuer ou de commettre des atrocités », Daniel Muñoz-Rojas et Jean-Jacques Frésard, Origines du Comportement dans la guerre, Comprendre et prévenir les violations du DIH, Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 853, vol. 86, 2004, p. 178. Pour une version actualisée, voir CICR, Contenir la violence dans la guerre : les sources d’influence chez le combattant, Genève, 2018.
  • 28Voir, par exemple, Boyd van Dijk, « “The Great Humanitarian”: The Soviet Union, the International Committee of the Red Cross, and the Geneva Conventions of 1949 », Law and History Review, vol. 37, n° 1, 2019.
  • 29Voir les témoignages publiés dans le numéro de la Revue sur « Le coût humain des armes nucléaires » : « Après la bombe atomique : des Hibakusha témoignent », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 97, n° 899, Sélection française, 2015/3.
  • 30Témoignage de M. Sadao Yamamoto, ibid., p. 22.
  • 31Entretien avec Estella Barnes de Carlotto, Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 99, n° 905, Sélection française, 2017/2, pp. 17-25.
  • 32« Vivre dans une ville déchirée par la guerre : les habitants d’Alep témoignent », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 98, n° 901, Sélection française 2016/1.
  • 33Christoph Hensch, « Vingt ans après la Novye Atagi : un appel à prendre soin des humanitaires », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 98, n° 901, Sélection française, 2016/1, pp. 141-158.

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