IRRC No. 906

Entretien avec Peter Maurer

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Abstract
Depuis 2011, les conséquences humanitaires de la crise en Syrie n’ont cessé de s’aggraver. Le conflit est marqué par des violations répétées du droit international humanitaire (DIH) : attaques indiscriminées dans des zones urbaines, civils ; attaques délibérées contre les civils et des services essentiels tels que l’approvisionnement en eau et les soins de santé ; emploi d’armes interdites, pour n’en citer que quelques-unes. Toutes ces violations ont des conséquences dévastatrices sur la population syrienne, prise au piège des combats entre les belligérants.

Traduit de l'anglais.

Depuis 2011, non seulement les Syriens se sont retrouvés sous les bombes et les missiles, mais leurs conditions de vie sont devenues très dures, ce conflit entraînant des déplacements, un manque d’accès à la nourriture, à l’eau et aux médicaments, installant l’incertitude quant au sort des proches disparus ou détenus et mettant entre parenthèses toutes les activités de la vie quotidienne et notamment la scolarité de toute une génération d’enfants syriens. Nombreux sont ceux qui ont fui, mais d’autres sont restés, tentant de continuer à vivre dans le chaos de la guerre.

Les organisations humanitaires telles que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) peinent à répondre à ces besoins colossaux. Le CICR vient en aide tant aux personnes qui sont en Syrie et qui vivent dans des conditions extrêmement difficiles en raison du conflit, qu’aux centaines de milliers de réfugiés syriens qui se trouvent en Jordanie, au Liban, en Irak et dans d’autres pays. En coopération avec le Croissant-Rouge arabe syrien, le CICR distribue de la nourriture et d’autres biens de première nécessité, rétablit l’approvisionnement en eau et soutient les services médicaux.

Dans cet entretien, le président du CICR, Peter Maurer, revient sur les complexités du conflit armé en Syrie, les difficultés auxquelles se heurte l’action humanitaire neutre et impartiale dans ce pays et la nécessité que les parties au conflit respectent leurs obligations vis-à-vis de la population civile.

Mots-clés : Syrie, système humanitaire, DIH, neutralité, impartialité, indépendance, humanité, CICR.

 

Cet entretien a été conduit à Genève le 11 juin 2018 par Vincent Bernard, rédacteur en chef et Ellen Policinski, éditrice principale de la Revue.

Vous vous êtes rendu plusieurs fois en Syrie depuis le début du conflit. Que pouvez-vous nous dire sur ce que vous avez vu là-bas ?

Chaque fois que je discute avec mon prédécesseur, ce qui me frappe toujours, c’est que, lorsqu’il était président du CICR entre 2000 et 2012, son premier défi était de devoir faire face à un monde unipolaire dans lequel les États-Unis dictaient l’interprétation du DIH dans les opérations militaires auxquelles ils participaient.

Doit-on y voir un symbole ? Seulement quelques semaines après que je sois devenu président du CICR, en 2012, l’organisation a publiquement qualifié la crise en Syrie de conflit armé non international. Depuis et tout au long des années qui ont suivi, l’essentiel de mes activités a tourné autour de ce conflit. C’est le pays dans lequel je me suis rendu le plus souvent, c’est le conflit que j’ai dû suivre au plus près et dont je connais le mieux les acteurs. C’est aussi un conflit dans lequel j’ai vécu des moments que je n’oublierai pas, comme être là, au milieu de maisons détruites, parler à des groupes armés ou écouter des hommes, des femmes et des enfants de la population civile afin de comprendre leurs souffrances.

Je me souviens encore de mon premier déplacement en Syrie en 2012 et que je discutais avec des personnes déplacées vivant dans des immeubles neufs à moitié finis. Elles m’ont raconté que, seulement quelques mois auparavant, il y avait de vraies perspectives de développement en Syrie, avec beaucoup d’immeubles en construction. Le contraste entre ces bâtiments inachevés dans les faubourgs de Damas, de la Ghouta ou de Homs qui servaient d’abris temporaires aux personnes déplacées alors qu’ils auraient dû être porteurs d’espoir pour l’avenir, était frappant. Et cela était emblématique de ce que le conflit signifiait pour les Syriens.

En tant que président du CICR, je me rends dans des pays en guerre dans le monde entier et, inévitablement, je finis par faire des comparaisons. Mon expérience en Syrie m’inspire deux observations.

Tout d’abord, les conséquences de la guerre intensive ont été très visibles dès le début du conflit en Syrie. Dans de nombreux pays où je me rends, on ne voit pas immédiatement les stigmates de la guerre parce que, souvent, les opérations militaires ne sont pas aussi flagrantes et que les affrontements sont relativement limités, tant dans leur étendue qu’en intensité. Il faut donc y regarder de plus près pour voir l’impact du conflit armé sur les populations. En Afghanistan par exemple, qui fut ma première mission en tant que président, la pauvreté est très visible mais les conséquences d’une guerre de grande envergure le sont beaucoup moins. La situation en Syrie est assez différente. Dès ma première visite là-bas, en septembre 2012, les stigmates et les conséquences du conflit armé étaient visibles, qu’il s’agisse de la destruction des infrastructures, des déplacements de populations, de l’interruption des services sociaux et des difficultés de plus en plus grandes à fournir une aide humanitaire.

S’agissant de la réponse opérationnelle du CICR, notre défi au fil des ans, a été de mieux ajuster notre action humanitaire aux besoins de la population syrienne. Lors d’une autre visite dans le pays en 2017, j’ai rencontré deux enseignants qui m’ont parlé avec ferveur des besoins de leurs communautés. Ils m’ont remercié pour l’aide alimentaire fournie par le CICR, mais ils ont souligné qu’il était vraiment important pour eux que les écoles puissent rouvrir. Le message était clair : il rappelait que pour nous assurer que nous comprenions bien leurs besoins, l’écoute attentive des populations affectées par la guerre doit être au cœur même de notre travail. Nous avons donc intégré cette priorité dans la nouvelle stratégie institutionnelle du CICR.

En me rendant à Homs, dans la Ghouta orientale et dans d’autres quartiers affectés par le conflit, cela m’a rappelé les batailles emblématiques entre le gouvernement et l’opposition, ce qui fut sans doute un moment charnière pour les humanitaires sur place, en raison de l’ampleur des besoins et des limites de notre action. En mars 2018, lorsque je suis allé dans la Ghouta orientale qui était alors sous de pilonnages intensifs, tout était détruit ; c’était un spectacle de totale désolation. Cela faisait des semaines que les gens vivaient dans des sous-sols où ils avaient trouvé refuge, avec très peu de nourriture, d’eau et de médicaments. Les malades ne pouvaient pas être soignés, les familles n’avaient rien à manger et tous vivaient dans la peur constante des bombes meurtrières.

Ma seconde observation porte sur le secteur médical. Lors de mes nombreuses visites dans la région, je me suis presque toujours rendu dans les hôpitaux ou les cliniques. Comme une illustration du niveau d’irrespect du DIH observé dans la région, j’ai constaté que les cliniques avaient dû être déplacées en sous-sol par mesure de protection. La première clinique que j’ai visitée à Mouadamiya, dans la Ghouta orientale, était un signe précoce et préoccupant qu’attaquer des hôpitaux n’était plus considéré comme un tabou.

Quelles sont les principales difficultés auxquelles le CICR est confronté dans le cadre de sa réponse en Syrie ?

Les difficultés sont bien évidemment nombreuses. L’une d’elles est que tous les belligérants conduisent les hostilités en violant régulièrement le DIH et les principes de proportionnalité, de précaution et de distinction. Il en résulte des conséquences graves et profondes sur les civils dont l’ampleur constitue un véritable défi pour tout acteur humanitaire, quel qu’il soit.

Certes, il y a d’autres crises dans le monde où le nombre de personnes luttant pour leur survie est peut-être plus élevé qu’en Syrie, mais dans ce pays, c’est le niveau de destruction qui fait que la situation est si exceptionnelle. Le niveau de vie de la population s’est considérablement détérioré par rapport à ce qu’il était avant la guerre car non seulement les infrastructures du pays ont été détruites, mais aussi car son tissu social a été déchiré. Il n’y a pas une seule famille en Syrie qui soit épargnée. Aussi, les acteurs humanitaires doivent s’interroger : quel est le véritable problème auquel s’attaquer ?

Indéniablement, l’ampleur des conséquences de la guerre et des violences est immense, mais il arrive un moment où la détérioration du mode de vie des gens devient bien plus importante. Bien que les humanitaires aient l’habitude de faire face à un très grand nombre de personnes déplacées, en les recensant et en délivrant des services sociaux de base, ils ont été confrontés à des difficultés supplémentaires en Syrie en raison des défaillances de plus en plus grandes du système.

Par exemple, le système de santé est en train de s’effondrer et les systèmes d’approvisionnement en eau, d’assainissement et d’éducation traversent une crise profonde. Les familles pleurent leurs proches disparus ou retenus prisonniers, tandis que les enfants grandissent sans jamais avoir connu une vie sans guerre. La détresse psychologique, la violence et la cruauté, les blessures et les amputations sont quelques-unes des conséquences les plus douloureuses de la guerre sur les enfants syriens qui ont été rapportées par les équipes du CICR. Ces enfants auront besoin de soins de longue durée afin de recouvrer leur santé physique et mentale. Et n’oublions pas les enfants et les familles des combattants étrangers que nos équipes visitent également et qui méritent tout autant notre humanité.

Une autre difficulté tient au fait que, dès le début, ce conflit a été l’un des plus médiatisés et politisés dans lesquels le CICR est intervenu. Cela a eu pour conséquence de rendre bien plus ardues les discussions visant à négocier un espace humanitaire neutre et impartial dans lequel nous pouvons travailler au plus près des populations et leur délivrer l’assistance humanitaire dont elles ont besoin. En effet, chaque activité humanitaire en Syrie a aussitôt été associée aux objectifs politiques des acteurs qui étaient impliqués, non seulement les acteurs syriens, mais aussi les acteurs régionaux et mondiaux.

Dès les tout premiers jours, ce conflit s’est transformé en une crise politique internationale majeure, entraînant des conséquences humanitaires considérables et posant des défis très spécifiques aux acteurs humanitaires : des défis d’ordre pratique en raison de l’ampleur de la guerre et de ses conséquences extrêmement lourdes sur la population syrienne ; des défis de communication en raison de sa forte médiatisation ; et des défis d’ordre politique en raison de l’interconnexion sans précédent entre les enjeux humanitaires et politiques. La séparation, habituellement comprise, entre l’espace humanitaire neutre et l’espace politique, s’est avérée beaucoup plus difficile à garantir et à gérer dans une situation où les questions humanitaires sont à la fois à l’agenda du Conseil de sécurité des Nations unies (NU) et à celui des réunions bilatérales des grandes puissances mondiales à Genève et Astana.

Nous sommes maintenant confrontés aux défis suivants : la communauté internationale devra trouver des solutions pour reconstruire la Syrie à long terme et répondre aux conséquences politiques qui en découlent, tandis que les acteurs humanitaires devront répondre aux besoins urgents des populations en les aidant à vivre dans la dignité alors qu’elles tentent de reprendre leur vie en main. Pour autant, leurs besoins les plus urgents ne peuvent pas attendre qu’un accord politique soit trouvé. Par conséquent, nous travaillerons pour aider les gens à reconstruire leurs maisons ainsi que les infrastructures essentielles, à trouver des emplois et des débouchés économiques, à rechercher leurs proches disparus et à rappeler aux autorités leurs obligations à l’égard de leurs propres ressortissants.

Nous devrons répondre aux conséquences humanitaires de certains des effets dévastateurs des combats en zone urbaine en Syrie, comme nous le ferions à Mossoul, à Saâda ou à Gaza. Notre action ne sera pas guidée par des considérations politiques mais s’appuiera sur une évaluation indépendante et impartiale des besoins humanitaires des individus et des communautés.

Cela nous amène aux principes de neutralité, d’impartialité et d’indépendance de l’action humanitaire. Par le passé, le CICR a été critiqué pour avoir mené des activités en dehors de territoires contrôlés par un gouvernement. Comment conciliez-vous la nécessité d’une part de dialoguer avec le gouvernement syrien et, d’autre part, de respecter les Principes fondamentaux du CICR ?

Les Principes fondamentaux ont permis au CICR de rester neutre dans ses interactions avec les belligérants et, en Syrie comme ailleurs, notre bilan est plutôt convaincant. Cela dit, il nous faut reconnaître que tous les acteurs ne sont pas prêts à dialoguer avec le CICR, malgré notre approche fondée sur des principes qui consiste à nous entretenir avec toutes les parties. De toute évidence, nous n’avons pas toujours réussi à surmonter les réticences à dialoguer avec nous.

Comme le souhait de dialoguer n’était pas partagé, nous nous sommes retrouvés face à un dilemme : soit faire ce que nous pouvions avec les belligérants avec lesquels nous dialoguions, soit ne dialoguer avec personne. Dans certaines situations d’urgence et dans le but de sauver des vies, nous avons décidé de continuer à travailler avec l’une des parties, même si l’autre n’était pas disposée à dialoguer. Pour autant, nous n’avons jamais baissé les bras et nous sommes restés déterminés à instaurer un dialogue avec toutes les parties afin d’obtenir une « autorisation à mener des activités » partout où des populations étaient affectées par le conflit.

La crise en Syrie révèle aussi l’assise juridique de l’action humanitaire aujourd’hui – les Conventions de Genève et la Résolution 46/182 des NU sur le « Renforcement de la coordination de l'aide humanitaire d'urgence de l’Organisation des Nations Unies », qui inscrit les activités humanitaires dans le cadre du respect de la souveraineté de l’État. En vertu du DIH, il n’existe aucun droit d’accès inconditionnel pour les organisations humanitaires. Elles doivent solliciter et obtenir le consentement de l’État sur le territoire duquel elles prévoient d’entreprendre leurs activités humanitaires.

La communauté internationale a décidé que les activités humanitaires devaient être mises en place dans le respect de la souveraineté des États. Cependant, le DIH pose un équilibre prudent entre les intérêts des parties et les impératifs humanitaires. S’agissant des activités humanitaires, le DIH n’est pas complètement respectueux de la souveraineté des États. Dans certaines circonstances, l’État belligérant doit donner son consentement aux organisations humanitaires impartiales, par exemple lorsque les besoins essentiels de la population ne sont pas satisfaits. Toutefois, il est nécessaire que le champ de ces circonstances soit mieux précisé.

Bien que le CICR dispose d’un mandat pour remplir sa mission d’une manière neutre, impartiale et indépendante et bien que ce mandat lui soit conféré par les quatre Conventions de Genève de 1949 que tous les États sont tenus de respecter, nous devons toutefois,  en tant qu’organisation, obtenir le consentement d’un État si nous devons opérer sur son territoire et être en mesure d’évaluer l’impact de l’ensemble de nos opérations, là où nous les menons, dans des zones qui ne sont pas contrôlées par le gouvernement.

Comme nous le savons, les Conventions de Genève permettent au CICR de dialoguer avec toutes les parties à un conflit, y compris des acteurs non étatiques dans des zones qui ne sont pas contrôlées par l’État. Mais en réalité, bien que nous nous efforcions toujours d’obtenir le consentement des parties, souvent, il n’y a pas de consentement.

Sur le plan conceptuel, on peut toujours critiquer le fait que les organisations humanitaires ne bénéficient pas automatiquement d’un accès illimité, mais telle est la décision de la communauté internationale. Je suis pleinement conscient que certaines organisations ont décidé d’opérer dans des territoires contrôlés par des groupes armés non étatiques sans le consentement du gouvernement syrien et qu’elles ont opéré depuis des pays voisins avec l’accord de ceux-ci. Nous reconnaissons également que le Conseil de sécurité des NU a pris des mesures pour réduire les difficultés en fixant des procédures applicables uniquement aux opérations transfrontalières des agences des NU et de leurs partenaires de mise en œuvre. Toutefois, finalement, aucune de ces mesures n’a vraiment changé la nature des difficultés que nous rencontrons dans nos opérations aujourd’hui et qui laissent des pans entiers de populations sans assistance humanitaire du CICR.

Ces dernières années ont confirmé que la meilleure façon de procéder était de dialoguer avec le gouvernement syrien car, en procédant ainsi, nous avons pu en faire bien plus pour tous les Syriens, y compris pour ceux qui se trouvent de l’autre côté des lignes de front, en obtenant l’accès aux populations vivant sous l’autorité et le contrôle de groupes armés, tout en conservant la confiance et le consentement du gouvernement syrien.

Au cours des deux dernières années, nous avons considérablement accru nos opérations de part et d’autre des lignes de front, mais pas encore autant que nous le souhaiterions. À cet égard, je dois reconnaître que la recherche et la négociation d’un accord pour franchir les lignes de front afin de pouvoir travailler des deux côtés prennent beaucoup de temps, mais c’est là un principe qui fait la singularité du CICR et que nous pouvons difficilement mettre de côté.

La communauté internationale a tenté de résoudre ce dilemme. Depuis à peu près une quinzaine d’années, il y a eu beaucoup de discussions autour de concepts tels que la responsabilité de protéger et l’intervention humanitaire, ainsi que des tentatives pour définir le seuil au-delà duquel les États et les organisations internationales seraient autorisés à intervenir dans des crises humanitaires importantes sans le consentement de l’État territorial. Le problème est que ces discussions animées n’ont pas débouché sur des normes juridiques acceptées et reconnues, ce qui montre bien l’absence de consensus sur cette question au sein de la communauté internationale.

La crise en Syrie et les insuffisances dans la réponse aux besoins de la population syrienne ont poussé les acteurs humanitaires et les acteurs politiques à une réflexion plus approfondie sur les aspects du système qui ne fonctionnent absolument pas. Bien que beaucoup s’accordent pour dire que ce conflit a fait payer un tribut inacceptable à la population civile, la communauté internationale n’est que très peu disposée à s’engager ouvertement dans d’autres voies qui permettraient de fournir une assistance humanitaire en l’absence du consentement de l’État territorial.

En Syrie, le CICR travaille en étroite coopération avec le Croissant-Rouge arabe syrien (SARC). Pour ceux de nos lecteurs qui connaissent moins bien le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (le Mouvement), pouvez-vous expliquer le rôle du SARC ainsi que celui des autres Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (Sociétés nationales) qui peuvent être présentes en Syrie, celui de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et celui du CICR ?

Le fait que le gouvernement syrien ait décidé que le SARC n’était pas seulement un auxiliaire du gouvernement mais aussi le coordinateur de l’aide humanitaire internationale pour la Syrie, est l’une des particularités de la situation en Syrie. C’était une décision politique.

Il est toujours permis de se demander si cette décision était judicieuse ou non, mais en tant que décision politique, elle a façonné la réalité humanitaire dès le début du conflit. Ce cadre a donné au SARC l’autorité pour coordonner toute l’aide internationale arrivant dans le pays, y compris celle venant du système des NU, du Mouvement et des ONG. Donc, ce n’est pas seulement parce que nous sommes une composante du Mouvement que nous travaillons de cette manière avec le SARC.

Comme partout dans le monde, nous travaillons en premier lieu et dans la mesure du possible, avec les Sociétés nationales. Et nous veillons à ce que les activités soient réparties de manière à ce que la Société nationale couvre certains besoins, tandis que la composante internationale du Mouvement mène certaines autres activités importantes. C’est généralement ainsi que nous opérons dans la plupart des situations. Mais je ne connais aucune autre situation dans laquelle la Société nationale, en tant que partenaire du Mouvement, est à la fois l’auxiliaire du gouvernement et le coordinateur en chef de l’aide humanitaire internationale.

Cela fait qu’une grande partie de notre aide est délivrée en coopération avec le SARC, tout comme c’est le cas pour une grande partie de l’aide des NU. En outre, en pratique, une certaine confiance a été établie entre le CICR et le SARC, ce qui a permis au CICR de pouvoir parfois travailler seul, de la même manière que le SARC a pu mener seul certaines activités. Cela est particulièrement vrai dans les lieux de détention, par exemple, où le SARC n’est pas présent.

Le rôle du SARC en tant qu’organe de coordination de l’aide humanitaire en Syrie est un élément de la complexité de la situation en Syrie, mais aussi de sa particularité. Dans d’autres contextes, il arrive que ce soit l’État ou un organe de l’État, qui fasse office de coordinateur de l’aide humanitaire, ou encore que ce rôle soit confié au système des NU. En Syrie, nous avons dû nous adapter à cette particularité. Dans le même temps, le CICR et le SARC sont devenus interdépendants : bien que nous ne puissions pas opérer sans l’accord, le consentement et la coopération du SARC, celui-ci ne peut pas répondre aux besoins de la population sans coopérer avec le système des NU et le Mouvement.

Cela soulève toute une série de questions pour savoir qui définit en quoi consiste exactement une assistance humanitaire neutre et impartiale, cela amenant d’autres questions, comme celle de savoir si un convoi humanitaire des NU acheminé par le SARC est différent d’un convoi acheminé par le SARC avec le soutien du CICR, lequel obéirait à des règles et à des principes différents.

La guerre en Syrie a été le théâtre de violations de certains des principes les plus fondamentaux du DIH, à l’instar des attaques contre le SARC et d’autres organisations humanitaires, contre les soins de santé et de l’emploi d’armes chimiques. En tant que gardien du DIH, que peut faire le CICR ? En votre qualité de président de l’organisation, quel est votre avis face à cette tragédie ?

Pendant un temps, la réponse en Syrie fut essentiellement une réponse d’urgence. Par conséquent, le CICR n’a pas toujours été en mesure de mener ses activités de prévention et de protection autant qu’il l’aurait souhaité.

Un aspect crucial de l’approche du CICR consiste à s’entretenir avec tous les porteurs d’armes afin de les former, d’analyser les activités opérationnelles ainsi que les opérations de combat et, à terme, d’améliorer leur comportement et leur respect du droit international. Étant donné la gravité de cette crise, ces actions concrètes visant à garantir que le droit soit mieux respecté sur le terrain n’ont pas été mises en place aussi facilement et rapidement que nous l’aurions souhaité. Pour autant, nous avons réussi à trouver des espaces nous permettant de dialoguer avec les parties à propos du respect du DIH. Nous avons visité des personnes détenues dans des établissements pénitentiaires ordinaires, ce qui est vraiment très important pour nous assurer qu’elles bénéficient des protections auxquelles elles ont droit en vertu du DIH.

Nous avons également pu contribuer à la création de la Commission nationale de mise en œuvre du DIH en Syrie, qui est devenue un lieu de dialogue avec les forces armées syriennes sur la formation et la mise en œuvre du DIH. Malheureusement, en raison de la haute politisation du conflit en Syrie, il n’a jamais été vraiment possible de progresser suffisamment pour avoir un dialogue solide, étendu, constant et approfondi sur le DIH ainsi que sur les problèmes en lien avec son rôle protecteur.

Ce que nous avons constaté, ce sont des stratégies militaires discutables, de tous les côtés, à propos des obligations du DIH et un irrespect des principes de distinction, de proportionnalité et de précaution. En outre, les parties, quelles qu’elles soient, n’étaient pas très enclines à dialoguer avec le CICR dans le but d’améliorer le respect du DIH. Comme dans bien d’autres conflits, le conflit en Syrie montre combien un plus grand respect du droit permettrait de réduire les conséquences néfastes sur la population. Si, dès le début, les acteurs armés avaient été plus réceptifs à notre offre de dialoguer avec eux, afin de trouver des moyens de combattre qui auraient eu des effets moins désastreux sur la population civile, la Syrie et les Syriens seraient dans une situation toute autre aujourd’hui.

Il va de soi que, comme beaucoup, je suis particulièrement choqué par l’emploi manifeste d’armes interdites, notamment d’armes chimiques, car c’est là un nouveau seuil dans les violations du droit dans ce conflit qui a été est franchi.

Nous sommes maintenant à un moment crucial : les grandes batailles au cœur de la Syrie semblent avoir pris fin et la perspective du retour à une vie normale est en train de poindre. Nous devons à présent réévaluer les besoins humanitaires, réorienter, réorganiser et reconsidérer les activités prioritaires du CICR, mais aussi mettre davantage l’accent sur la nécessité de respecter le DIH, en ce qu’il s’applique aux personnes déplacées, disparues ou détenues. J’ai la conviction que nous sommes maintenant à un nouveau moment charnière où le respect du DIH, les changements fondamentaux dans le comportement des belligérants et la protection juridique des populations vont prendre une nouvelle dimension.

On parle plus souvent du DIH lorsqu’il est violé, ce qui peut donner l’impression qu’il n’est jamais respecté et qu’il n’a aucun effet. Dans une situation comme la Syrie où les violations du droit sont très médiatisées, quel peut être l’impact du DIH ?

Il serait faux – et même dangereux – de croire que le DIH est toujours violé et qu’il serait donc inutile. Bien qu’il puisse y avoir des inconvénients et des avantages, en termes politiques, matériels et de crédibilité, susceptibles d’inciter les États à respecter le DIH, il y a une vérité sur laquelle on ne communique pas suffisamment : c’est que le droit est aussi respecté parce c’est le droit, parce qu’il est juste de respecter les règles du DIH et pas seulement en raison des sanctions ou des mécanismes internationaux de responsabilité en cas de manquement. Il est important de trouver un meilleur équilibre dans la façon dont nous communiquons et dont nous interprétons les violations du DIH.

La difficulté est qu’à trop insister sur les violations, comme le laisse entendre votre question, au fond, on discrédite le DIH car on se focalise uniquement sur les violations. D’un autre côté, si on parle uniquement des cas dans lesquels le droit est respecté, on a tendance à idéaliser le respect du DIH. Il y a donc un équilibre à trouver et cet équilibre doit être fondé sur une analyse précise de là où le droit fonctionne, de là où il ne fonctionne pas et de voir quelles sont les bonnes pratiques qui permettraient que le droit fonctionne.

Les violations systématiques et généralisées du DIH en Syrie exigent un examen sévère. Nous avons mené un travail intéressant pour tenter de comprendre ce qui conduit les acteurs armés à contenir la violence et à se conformer aux règles au fil du temps. Une étude importante portant sur les sources d’influence permettant de contenir la violence, vient d’être publiée et souligne l’importance du dialogue avec des acteurs influents au sein des communautés, des chefs religieux et des chefs communautaires, dans l’objectif de renforcer le respect du DIH. Il est nécessaire d’encourager les communautés à trouver des stratégies pour influencer le comportement des groupes armés non étatiques, en particulier lorsqu’elles sont confrontées à des groupes armés décentralisés dépourvus d’une structure hiérarchique clairement établie.

Il y a de nombreux moyens d’accroître le respect du DIH, mais cela ne se fera pas tout seul. Nous avons besoin de stratégies de dialogue, d’encouragement et de communication afin de montrer l’utilité du DIH en tant qu’outil permettant d’influencer le comportement des acteurs dans ces situations délicates que sont les guerres.

En somme, il est nécessaire d’avoir une lecture objective pour couper court à la cacophonie générale qui s’installe lorsque l’on ne parle que des violations. La tendance, au niveau international, à focaliser les discussions exclusivement sur les violations et, par voie de conséquence, à réduire très souvent la question du respect du droit à la responsabilité pénale une fois que les faits ont été commis, est une approche réductrice. Si la responsabilité juridique des violations est importante, il est tout aussi important d’être convaincu que ces règles ont une dimension éthique, morale et juridique.

Trop souvent, nous finissons par prendre le problème à l’envers et par voir le DIH comme un corpus juridique abstrait et obsolète qui serait en quelque sorte inadéquat au regard de l’évolution de la guerre. C’est un point de vue totalement erroné.

Le conflit en Syrie en est la parfaite illustration. Il cristallise tant de problèmes sur lesquels nous travaillons depuis un certain temps, tels que l’acceptation des normes, les difficultés de mise en œuvre du droit et les modalités pratiques de la compréhension du droit. Ces difficultés transparaissent à travers la très forte médiatisation de l’actualité et des enjeux politiques du conflit en Syrie, où il est encore plus difficile qu’ailleurs de se frayer un espace neutre.

Qu’est-il possible de faire pour garantir que les civils soient mieux protégés et pour alléger les souffrances causées par la guerre en Syrie ?

Compte tenu de la situation actuelle en Syrie, je suis plus convaincu que jamais que le CICR occupe une position unique en raison de son mandat juridique, opérationnel et politique. Donc, s’agissant de savoir ce que nous pouvons faire de plus, nous pouvons veiller à ce que les normes juridiques en vigueur soient respectées, soutenir des modalités pratiques visant à améliorer le respect du droit et favoriser l’adoption de politiques permettant de mieux protéger les populations civiles.

Pourtant, le conflit en Syrie ne peut pas être résolu par les humanitaires. Dans ce conflit, ce sont les dynamiques politiques structurelles qui ont provoqué la crise humanitaire et la réponse humanitaire ne peut pas résoudre ces causes profondes.

Il y a un manque de volonté politique pour trouver une solution aux dynamiques de pouvoir en Syrie, bien que le coût de ce conflit semble entrer lentement dans les calculs politiques. Il y a encore bien trop de problèmes, d’acteurs et de difficultés, ainsi qu’une trop grande fragmentation, le tout rendant ce conflit particulièrement complexe. En Syrie, tout est toujours lié aux politiques locales, nationales, régionales et mondiales. Cela complique l’action du CICR, en ce sens que les tentatives visant à encourager les acteurs à adopter un comportement approprié sont plus complexes que dans d’autres situations où l’on finit toujours par réussir à mettre en place des initiatives locales et à les consolider. Cela est bien plus difficile dans un conflit où ce qu’il se passe localement est, dans le même temps, pris en compte dans les calculs politiques des grandes puissances et des grandes organisations internationales.

Cette situation oblige les acteurs humanitaires à travailler dans des directions bien plus diversifiées : renforcement des autorités locales, travail avec des partenaires locaux, influencer les partenaires nationaux et tenter d’aligner la communauté internationale.

Le mieux que le CICR puisse faire en sa qualité d’organisation humanitaire impartiale est d’attirer l’attention de la communauté internationale et de tous les autres acteurs sur le coût humanitaire colossal de ce conflit et l’échec total du système à trouver des solutions. Face au tribut scandaleux et inacceptable payé par les civils, la communauté internationale devrait être en mesure, à terme, de faire émerger une volonté politique et de relancer les processus politiques pour résoudre quelques uns des problèmes fondamentaux. Les acteurs internationaux qui interviennent en Syrie finiront bien par admettre que la poursuite du conflit entraînera plus de problèmes qu’un règlement diplomatique. Pour l’instant, nous sommes juste en pleine confusion. Actuellement, dans les capitales des principaux États intervenant en Syrie, on assiste à une sorte de nouveau calcul. Et c’est cela qui ouvre des perspectives.

Je ne peux pas savoir ce que l’avenir nous réserve. Si l’on est optimiste, il est possible de penser que la Turquie, la Russie, l’Iran, les États-Unis, l’Europe, l’Arabie saoudite et d’autres, y compris l’État et les acteurs non étatiques syriens, en viennent tout d’un coup à la conclusion qu’il y a maintenant de bonnes raisons pour changer de cap. Des discussions qui pourraient apporter quelques lueurs d’espoir, sont en cours.

Mais il n’est pas certain que ces acteurs saisiront ces opportunités et admettront que le prix de la poursuite de la guerre est si inacceptable qu’il faille donc se diriger vers un compromis politique. Les grandes batailles sont-elles vraiment derrière nous ? Allons-nous vers une situation où les lignes de front se stabilisent, où des zones d’influence se mettent en place, où les institutions se reconstruisent petit à petit, où des processus politiques s’engagent et y a-t-il un espoir de réconciliation ? Je pense que tout cela va clairement tant dans l’intérêt de la population syrienne que du droit et des principes humanitaires.

Nous ne pouvons qu’espérer que les acteurs politiques tireront profit des options qui s’offrent à eux. Mais en tant qu’humanitaires, nous ne pouvons pas non plus exclure la possibilité qu’il ne s’agisse que d’une pause dans les opérations militaires et des violations du droit international parmi les plus extrêmes.

 

 

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